Aux origines du succès allemand contre le Covid-19

Avec Christian Drosten, jeune professeur de l’Institut de virologie de l’hôpital de la Charité à Berlin, une star allemande vient de naître. Dès décembre, entre Noël et Nouvel An, ce brillant chercheur s’est mis en tête d’identifier et de mettre à disposition, parmi une dizaine d’autres, mais libre de droits, un test de dépistage du coronavirus. Un objectif qu’il atteint à la mi-janvier. Lui manque-t-il alors, comme c’est le cas en France, ces réactifs qui feraient que son dispositif soit opérationnel ? Nullement, car Drosten sait parfaitement où, en Allemagne, opèrent les laboratoires qui les fabriquent.

Christian Drosten est ainsi, dès janvier, le seul à détenir le test qui lui permettra, dans une forme de copier-coller, d’appliquer la stratégie sanitaire sud-coréenne impliquant, après avoir testé un maximum de patients infectés, d’atteindre cinq fois plus de victimes potentielles que nulle part ailleurs en Europe, avant de les confiner massivement.

Ibiza des neiges austro-germanique

Le hasard décidera un peu de la suite. Dans les stations de ski bavaroises ou tyroliennes, beaucoup de jeunes vacanciers, des athlètes sûrs de leur belle santé, se mêlent et s’entremêlent. Aux deux-tiers Allemands, ces skieurs sont aussi scandinaves. Un lieu très précis, parmi des centaines d’autres, est cependant désigné comme lieu maudit de la contamination : il s’agit du Kitzloch, bar «après-ski» d’Ischgl, une station du Tyrol autrichien. Là réside le «cluster» à partir duquel le coronavirus a pris son envol au retour de cet Ibiza des neiges austro-germanique, vers l’Europe nordique et occidentale. Un peu comme ce fut le cas lors d’une cérémonie baptiste de Mulhouse dans l’espace français.

Avec mandat du gouvernement, Lothar Wieler, directeur de l’Institut Robert-Koch, est alors aux côtés de Drosten lorsqu’il s’agit, quelques semaines plus tard, de coordonner les opérations de lutte contre la pandémie. Tester, confiner : les deux experts, dotés de pleins pouvoirs, comprennent leur chance. Leur premier constat est celui une létalité spectaculairement basse, qui s’explique d’abord par les capacités de résistance aux attaques virales des sujets jeunes testés d’où est parti le virus. Premier retour d’expérience pour un dépistage massif et l’isolement qui s’en suivit, dont la conséquence est aujourd’hui que le nombre de morts en Allemagne n’est «que» de 4 642, contre plus de 20 000 en France.

«Champions cachés»

L’approvisionnement en masques de protection à l’adresse des personnels de santé fut transitoirement assuré, en voltige, par une demi-douzaine de PME allemandes. Avant d’être pris en main par la gigantesque centrale d’achat de la Bundeswehr, à Coblence. Une entité en lien direct, au plus haut niveau, avec les décideurs industriels et politiques chinois. Ce qui a permis de débloquer des livraisons massives de masques et de matériel. Le processus de négociation a été facilité par la qualité des liens anciens entre la Chine et son premier client extérieur privilégié et admiré qu’est l’Allemagne. Ce qui n’empêcha toutefois pas, au passage, une panne majeure voulant qu’une livraison de masques, livrable en mars à Francfort, se soit évanouie dans la nature lors d’une escale au Kenya de l’avion qui les transportait.

La différence s’est vite creusée alors entre l’Allemagne et ses voisins européens. Alors que les réanimateurs allemands disposaient déjà de 25 000 lits équipés de respirateurs, soit trois fois plus que la France et cinq fois plus que l’Italie ou la Grande-Bretagne, les directeurs hospitaliers n’hésitèrent pas à lancer la mise en place de 20 000 autres lits ainsi dotés.

Cette production est assurée en Allemagne mais également en Chine où, à Shenzhen, des entreprises chinoises telle que Mindray, équipées de machines-outils made in Germany, achetées il y a moins d’un lustre, emploient prioritairement celles-ci pour satisfaire, d’abord et avant tout, les commandes des hôpitaux allemands. En fait, tout peut s’acheter en Chine : surtout et pour peu qu’on y ait vendu soi-même au préalable les machines-outils qui ont permis d’usiner, d’assembler ou de tailler les respirateurs et les masques dont on a urgemment besoin. Ainsi, les 100 000 PME que compte l’Allemagne, ces hidden champions («champions cachés»), qui, depuis leurs usines à la campagne, irriguent le marché mondial de la machine-outil, auront ainsi, indirectement et par avance, joué un rôle clé. La puissance de feu industrielle allemande est née de cette capacité, pour l’instant inexpugnable, à livrer ces engins cousus de savoir-faire techniciens sans lesquels, où que ce soit dans le monde, aucun autre bien d’équipement ou de grande consommation ne pourrait être fabriqué.

La psyché allemande

Vers la mi-mars, s’ajouta à cette flambée d’atouts industriels l’hypothèse que les Allemands de l’Est résistaient bien mieux que ceux de l’Ouest à l’assaut des coronavirus. L’explication, selon l’institut American College of Osteopathic Medicine, serait que les Allemands issus de l’ex-RDA, systématiquement vaccinés du BCG entre 3 et 5 ans, auraient dopé leur système immunitaire. Une fable, selon de nombreux et sérieux virologues. Car si tel était le cas, ce serait également vrai dans 153 pays pour des centaines de millions de sujets vaccinés du BCG.

Lothar Wieler est du même avis. Comme Drosten, il a noté que 92% des Allemands infectés et où la létalité fait question vivent dans les Länder de l’ex-Allemagne de l’Ouest. Surtout au sein des plus peuplés tels que la Rhénanie du Nord - Westphalie avec 8 011 contaminés, 4 900 en Bavière et 4 300 dans le Bade-Würtemberg. Contraste impressionnant avec les six Länder de l’ex-RDA en termes de létalité, certes, mais c’est d’abord affaire de densité démographique, plus faible à l’Est qu’à l’Ouest.

En revanche, s’appuyant sur une histoire qui n’est pas anodine, les sociologues et experts de la psyché allemande font remarquer que, par deux fois dans l’histoire récente de l’Allemagne, les habitants de l’Est ont dû, après 1945, s’adapter à des changements de régimes radicaux. Ce fut le cas, arguent-ils, lors de la construction du Mur de Berlin de 1961 et celle du Rideau de fer. Puis de la chute du même Mur et ses conséquences en 1989. Chaque fois au prix de traumatismes majeurs : désastre économique puis changement à marche forcée de la réunification, destruction des villes, marginalisation morale, rationnement, chapes de plomb totalitaires, puis occidentalisation sur fond de changement radical de l’organisation sociale.

Le sens du mot résilience

Auraient-ils acquis de ces changements brutaux des qualités de sang-froid, et d’endurance spécifiques ? Deux fois oui, répondent nos experts en germanologie. Dans les propos desquels, tel un leitmotiv opportuniste, revient l’idée que Nietzsche n’aurait pas eu tout à fait tort en affirmant que «ce qui ne tue pas fortifie.» Et que nos voisins ne se lasseraient pas d’éprouver la pertinence de cette formule.

Le monde entier s’est en son temps réjoui de la chute du Mur. Mais qui se souvient que pour des millions d’Allemands de l’Est, même hostiles au régime socialiste, ce moment correspondit à un vertige de refondation : la plongée brutale, même avec le bénéfice de la liberté et d’un meilleur niveau de vie, dans une logique économique et systémique impliquant à la fois nouveau régime politique, nouvelle organisation sociale, nouveau travail et nouvelle vie. La peur, oui, a été très présente. Souvent dominée, elle a permis de développer un seuil de stress moindre qui, incontestablement, laisse des traces. Ainsi peut-on avancer que, d’instinct, une large partie du corps social allemand a intégré, au plus profond de lui-même, le sens du mot résilience.

Aujourd’hui, au titre d’une solidarité européenne militante face à la pandémie, les autorités de Berlin annoncent que l’intégralité des frais de soins et de transports des 200 malades français, italiens et autres, sauvés en mars d’une mort certaine dans des hôpitaux allemands, serait entièrement supportée par le budget fédéral. Un beau geste, à hauteur de 20 millions d’euros, très sûrement sincère, car d’une intimité quasi-familiale. Mais dont il n’est pas certain que les Allemands, quelques lustres plus avant, l’aient cru possible. Si tel est aujourd’hui le cas, disons-le sans ambages, c’est aussi parce qu’ils savent que ce transport compassionnel improvisé sera compris en profondeur à Rome ou à Paris. Et que, autour d’eux, peut-être pour une première fois depuis l’après-guerre, leur sera accordé le droit, par-delà cette image d’efficacité raide et irritante qui les affecte encore, d’être enfin un zeste plus fiers d’être Allemands.

Michel Meyer, journaliste, essayiste. Il est l'auteur du «Dictionnaire amoureux de l’Allemagne» (Plon) et «Mur de Berlin, le monde d’après», avec François Desnoyers (Larousse).

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