Aux racines de l'hyperpuissance américaine

Par Yves Lacoste; géographe, spécialiste de géopolitique, directeur de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote (LE FIGARO, 02/04/03):

La guerre d'Irak s'avère bien plus difficile que ne le prévoyaient les dirigeants américains, et cela fait rebondir les débats qu'elle suscite depuis plusieurs semaines dans un grand nombre de pays, et très précisément maintenant, aux Etats-Unis. Le président des Etats-Unis et ses ministres n'ont cessé, depuis des mois, de proclamer que, pour la sauvegarde de l'Amérique et même celle d'une grande partie de l'humanité, ils devaient au plus vite aller détruire le stock d'armes de destruction massive qu'avait accumulé Saddam Hussein et, par la même occasion, libérer le peuple irakien de ce tyran. A les entendre, l'armée américaine est dotée aujourd'hui d'un armement nettement plus performant, plus précis et plus efficace que celui qu'elle avait mis en oeuvre en 1991, avec le succès que l'on sait dans la guerre du Golfe contre l'Irak ; de la sorte, cette nouvelle guerre contre Saddam ne devait pas traîner. Des effectifs relativement limités suffiraient, puisqu'ils sont les seuls à profiter de cette «révolution dans les affaires militaires», c'est-à-dire de moyens absolument nouveaux mis au point par le complexe militaro-industriel et scientifique américain. On allait pouvoir en mesurer les effets sur le terrain. Cette guerre d'Irak devait être une sorte de très grosse opération de police avec les moyens du troisième millénaire, et les Anglais ont été fiers d'être les seuls à y être associés. Après quelques tirs de missiles sur les palais de Saddam Hussein à Bagdad (opération «Choc et stupeur»), l'Irak devait s'effondrer comme un château de cartes.

Or cette guerre s'enlise de façon assez étonnante, en raison d'un imprévu, la résistance d'un grand nombre d'Irakiens. Cet enlisement est d'autant plus grave qu'il se produit avant même que les forces américaines se soient approchées des grandes villes dont on pouvait penser que la prise et l'occupation poseraient de sérieux problèmes. Les généraux américains laissent entendre maintenant que les effectifs dont ils disposent et qui sont nettement inférieurs à ceux de la première guerre du Golfe ne sont pas assez importants pour mener la guerre sur des espaces dix fois plus vastes qu'en 1991. Maintenant que l'on constate que l'Irak ne s'effondre pas d'un coup, il va falloir mener une guerre longue et difficile, puis contrôler une population nombreuse et en grande partie hostile.

Certes l'opinion américaine traumatisée par les spectaculaires attentats du 11 septembre souhaite qu'une lutte résolue, habile et opiniâtre soit menée contre les réseaux mondiaux qu'ont tissés les terroristes islamistes. Mais la volonté de George W. Bush de conduire, au plus vite, une guerre préventive contre l'Irak, malgré les mises en garde qui n'ont pas manqué, va sans doute faire l'objet de critiques de plus en plus vives dans une partie de l'opinion américaine.

La façon dont va tourner cette guerre d'Irak et dont ses conséquences vont s'étendre dans le monde arabe et musulman va peut-être conduire nombre d'Américains à s'interroger sur la croyance à la légitimité de la toute-puissance de l'Amérique par rapport au reste du monde. Il s'agit de ce qu'ils appellent la Manifest Destiny, du Destin, de la mission que Dieu aurait manifestement confié à l'Amérique de développer les valeurs de liberté, de justice et de progrès, de les étendre le plus possible et de les défendre contre toute tyrannie. C'est en 1845 que l'idée de la Manifest Destiny de l'Amérique a été lancée dans un projet déjà tout à fait géopolitique (avant la lettre) puisqu'il s'agissait du rattachement du Texas aux Etats-Unis. En 1991, l'implosion de l'Union soviétique, l'autre super-puissance et symbole de la tyrannie, semblait apporter, avec cette divine surprise, la confirmation que l'Amérique était bien destinée à être la vraie et la seule grande puissance chargée de conduire tôt ou tard l'ensemble de l'humanité. Dans une nation qui accorde une grande importance aux idées religieuses, cette conception du rôle dirigeant de l'Amérique a été explicitement formulée par les groupes politiques les plus conservateurs, sinon réactionnaires.

Après la fin de la «guerre froide» contre le communisme, ils se sont proclamé les champions de la lutte contre l'islamisme pour prendre l'ascendant sur leurs concitoyens. Mais la proclamation en termes religieux du droit des Etats-Unis à la conduite des affaires du monde a pour effet de favoriser, a contrario, des discours non moins dangereux qui ont pour effet de diaboliser l'Amérique comme l'exploiteuse de la planète, l'impérialisme poussé à l'extrême, bref le «Grand Satan», comme le proclament les islamistes, en une reprise du slogan de l'imam Khomeiny.

Dans le contexte actuel de la guerre d'Irak et du «choc des civilisations», il n'est pas inutile d'évoquer les conditions géographiques et la succession de chances de la géo-histoire qui ont fait la puissance des Etats-Unis. Une fois séparés en 1783 de l'Angleterre d'où ils étaient venus deux siècles auparavant, les Américains ont d'abord eu la chance de découvrir, au-delà de la plaine côtière, à l'ouest des forêts et de la montagne appalachienne, d'immenses plaines couvertes par la prairie : non seulement, les sols y étaient très fertiles, mais ces plaines étaient très faiblement peuplées, les tribus indiennes vivant principalement de cueillette, de pêche et de chasse. Le refoulement des tribus indiennes et l'extermination d'un grand nombre d'entre elles permirent aux Américains de faire venir progressivement de nombreux immigrants européens, à qui des étendues de terres furent distribuées gratuitement, ce qui permit de développer une agriculture céréalière à grande productivité. Vers l'ouest, le Far West offrait des mines d'or et d'immenses pâturages pour de très grands troupeaux. Les Américains surent profiter des difficultés politiques du Mexique pour agrandir l'Union d'un grand tiers avec tous les territoires situés du Texas à la Californie.

Ainsi les Américains s'ouvraient sur le Pacifique une autre façade maritime à 4000 km de celle de l'Est. Dans la partie subtropicale des Etats-Unis, la production du coton et du tabac implantée depuis le XVIIe siècle continuait son essor, mais entre les planteurs du Sud propriétaires d'esclaves et les industriels du Nord, des divergences d'intérêts et de conceptions politiques de plus en plus marquées conduisirent au grand drame interne que fut la guerre de Sécession (1861-1865). Les Sudistes voulaient créer un autre Etat. La victoire des Nordistes, grâce à l'enrôlement des immigrés, maintint l'unité d'un très grand Etat. Autre chance de l'Amérique, des conditions géologiques relativement simples et favorables à un essor industriel massif : l'immense bassin houiller des Appalaches que l'on peut exploiter en carrière, comme les grands gisements de minerais de fer et aussi de gros gisements de pétrole pas très profonds. Le premier conflit mondial, dans lequel elle sera entraînée par la guerre sous-marine menée par les Allemands, sera pour l'Amérique une nouvelle très grande chance, celle de passer d'une position de débitrice de l'Angleterre à celle de créancière des pays européens ruinés par la guerre. Alors que l'opinion américaine tenait à son isolationnisme entre les deux immensités océaniques et qu'elle ne voulait pas s'impliquer dans les conflits de l'Europe ou de l'Asie, l'attaque japonaise sur Pearl Harbour aux îles Hawaii (7 décembre 1941) et la déclaration de guerre qu'illico Hitler lance à l'Amérique, vont obliger les Américains à aller combattre en Europe et dans le Pacifique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s'impose la suprématie mondiale du dollar, alors que tous les autres pays industriels sont en ruine et que tous, à l'exception de l'Union soviétique, font appel à l'Amérique. La volonté des So viétiques d'étendre le communisme (comme en Tché cos lovaquie en 1948) au-delà des limites prévues aux accords de Yalta fera que fort heureusement les Américains resteront en Europe occidentale comme en Corée et au Japon et qu'ils s'imposeront comme les leaders du «monde libre».

Pendant quarante ans les deux super-puissances ont mené la guerre froide, en veillant à ne s'affronter qu'indirectement, ce que les Amé ricains firent au Vietnam où ils subirent de graves revers. Avec la mise au point des grandes fusées intercontinentales et des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles, l'Amérique devint vulnérable, mal gré l'étendue des océans qui l'entourent. La course aux armements entre les deux Super-Grands, absorba des sommes colossales, ce qui dé veloppa la puissance tech no logique du complexe mili ta ro- industriel américain et contri bua fina lement à l'effondrement de l'Union soviétique qui n'avait pas autant de moyens financiers que son adversaire. L'Amérique continue de voir s'accroître le déficit de sa balance des paiements et l'énormité de sa dette publique, mais elle profite de l'hégémonie mondiale du dollar et de l'afflux des capitaux européens et japonais.

Non seulement l'Union soviétique n'existe plus, mais le Japon connaît un durable marasme financier, alors que la rapidité de sa croissance économique durant des décennies avait laissé augurer qu'au début du XXIe siècle il supplanterait l'Amérique. Grâce tout d'abord à des données naturelles et de géohistoire exceptionnellement favorables, puis à l'apport des capitaux, des savants et des ingénieurs européens, grâce à sa croissance démographique qui continue encore (120 millions d'Américains en 1930, 284 millions en 2000), grâce à son hégémonie financière et à la disparition soudaine de sa grande rivale militaire, l'Amérique est aujourd'hui l'hyper-puissance, le centre prépondérant du système mondial. Aucune économie-monde dans l'histoire n'a été aussi dominante. Elle doit beaucoup aux Européens et depuis la Seconde Guerre mondiale elle leur a apporté son soutien. Mais ceux-ci doivent désormais faire face aux contre-coups de ses entreprises les plus hasardeuses.

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