Aux risques du pacte rousseauiste: un Etat démesuré et liberticide

Tricentenaire oblige, le citoyen de Genève s’est propulsé au firmament des médias et des discours officiels, en général pour ne récolter qu’éloges et dithyrambes. Il est vrai que la pensée de Rousseau a irrigué de façon décisive les réflexions sur la démocratie alors en devenir et son influence sur la vie intellectuelle genevoise du XIXe siècle, surtout à travers L’Emile, n’est plus à démontrer: même la jeune génération libérale, des Sismondi, Rossi ou Dumont, qui pointe à l’horizon de la Restauration, ne reniera jamais sa dette envers Jean-Jacques.

Mais cette place de choix, le citoyen de Genève l’a-t-il jamais perdue? A intervalles réguliers les mânes de son Contrat social sont ressuscités pour dénoncer les dysfonctionnements de la société moderne, pour condamner l’individualisme contemporain, en général associé sans autre forme de procès au libéralisme. Un prétendu contrat social à recréer est vite brandi comme l’aboutissement d’une société réconciliée avec elle-même, enchâssée dans une harmonie salvatrice.

Or Du Contrat social de Rousseau n’a pas toujours fait l’objet de la fausse unanimité dont on le pare aujourd’hui. De vigoureuses critiques lui furent adressées qu’il serait opportun d’avoir encore à l’esprit lorsque l’on se réclame un peu rapidement de ses vertus prétendument rédemptrices.

Rousseau, homme des Lumières ou précurseur du romantisme? Artisan du basculement intellectuel qui se produit au XVIIIe siècle, lorsqu’il esquisse les fondements d’une société égalitaire, individualiste et démocratique, il en incarne également le contrepoids romantique lorsqu’il magnifie le Moi en communion avec la Nature, en opposition au rationalisme exacerbé des Lumières. Il se trouve ainsi au carrefour des deux cultures philosophiques qui façonneront les deux siècles ultérieurs. Son ambivalente volonté générale lui permettra de penser parmi les premiers l’idéal démocratique suisse, en puisant autant dans le libéralisme égotique en gestation que dans le souvenir mythique de la Landsgemeinde ancestrale…

Il n’empêche que son Contrat social s’exposera vite à des critiques fondamentales, qui n’ont pas été vraiment écartées depuis et qui s’attachent à trois sources philosophiques différentes: Hegel, Constant et Proudhon.

Pour Hegel et Benjamin Constant, le Contrat social personnifie la dimension irrationnelle de Rousseau, tandis qu’est mise en avant sa propension à souligner l’unité que doit former la société. Pour Rousseau en effet, tout ce qui s’immisce entre l’individu et la totalité sociale constitue un germe corrupteur d’une humanité qui doit transcender les volontés particulières. C’est ainsi qu’il refusera toujours l’idée de parti politique et de parlement.

Hegel vise lui aussi à recréer l’unité que la liberté postrévolutionnaire aurait détruite. Mais l’agent de cette recomposition sociale est l’Etat, qui saperait sa majesté en ne reposant que sur un contrat passé entre société et individus. On sait l’influence que l’Allemand aura sur l’un des pères du radicalisme suisse, le Vaudois Henri Druey: dans un discours prononcé devant le Grand Conseil, il rappelle que l’Etat n’est pas une simple entreprise commerciale mais se veut la synthèse des intérêts particuliers qui la parcourent. Le contrat est laissé à la sphère économique et sociale, où s’épanouit la liberté individuelle.

Pour Constant, la société ne naît certes pas d’un contrat abstrait entre individus. Mais il va plus loin. La fiction juridique que suggère le contrat rousseauiste n’aboutit qu’à la construction d’un pouvoir despotique, dans la mesure où il revendiquera, par l’adhésion présupposée de l’ensemble des individus, une légitimité en réalité frelatée. L’individu abdique en réalité sa liberté en faveur d’un pouvoir auquel, en réalité, il n’adhère pas: on ne peut forcer quelqu’un à être libre; Tocqueville dira la même chose. Un Etat est nécessaire pour assurer le fonctionnement de la société, mais il s’agit précisément de briser la fausse unité que postule le contrat, notamment par la séparation des pouvoirs et un système représentatif, au nom de la juste protection de la liberté.

C’est également la crainte d’un Etat omnipotent figé par l’utopie contractualiste qui motive la critique de Proudhon. Selon le Père de l’anarchisme, le contrat rousseauiste fait office de tremplin idéal vers un gonflement de l’appareil législatif, destructeur de la liberté individuelle. Ennemi de l’Etat, ni hégélien ni constantien, Proudhon attend beaucoup du contrat, mais comme outil de la libre association entre des individus qui, ainsi, pourront gérer par eux-mêmes la société sans se soumettre à une autorité toujours liberticide.

Ces trois types de critiques résident au cœur du débat actuel sur la surface «acceptable» qu’il convient de laisser à l’Etat. Les trois auteurs cités ici démontrent que le contrat social de Rousseau, loin de retisser le «lien» social, mine surtout la liberté individuelle, au profit d’un pouvoir autorisé à s’étendre indéfiniment. Il faut donc éviter de convoquer le Contrat social sans précaution: il peut aussi justifier de nouvelles interventions étatiques, comme si elles seules pouvaient remédier aux errements de l’actualité.

Par Olivier Meuwly.

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