Avec le Nobel, « Abiy Ahmed risque de délaisser sa mission d’amener l’Ethiopie à la démocratie »

Sur Internet, un flot de commentaires dithyrambiques salue le dernier récipiendaire du prix Nobel de la paix, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed. Peu importe que cette distinction pourrait en fait entraver les « efforts » pour mener l’Ethiopie à « une vie meilleure et un avenir brillant » plutôt que de les appuyer. En attribuant son prix, le comité Nobel salue d’abord « l’initiative décisive » du premier ministre éthiopien pour « résoudre le conflit frontalier avec l’Erythrée voisine ». Mais alors ce prix aurait dû être au moins partagé… avec Issayas Afeworki, le dictateur d’Asmara.

Le prédécesseur d’Abiy Ahmed avait redoublé d’effort pour se rapprocher de l’Erythrée. Mais le blocage demeurait. Addis-Abeba reconnaissait « en principe » les décisions de l’arbitrage international sur la délimitation de la frontière après la guerre de 1998-2000, mais demandait à négocier d’abord. Issayas Afeworki rétorquait : si l’Ethiopie évacuait un matin les territoires érythréens « occupés », les négociations commenceraient dès l’après-midi.

M. Afeworki fit la première concession : il discuta – secrètement – sans préalable. De son côté, la direction de la coalition quadri-ethnique au pouvoir à Addis-Abeba décida d’« accepter entièrement » l’arbitrage. Leurs raisons étaient surtout géopolitiques et financières : la poussée des Etats du Golfe dans la Corne, chèques à l’appui, et l’aide européenne pour freiner l’exode massif et meurtrier des émigrés érythréens.

« Des réformes importantes »

Un an plus tard, les relations entre les deux pays sont uniquement diplomatiques, aériennes et téléphoniques. Les quatre postes-frontières ouverts après l’accord ont mystérieusement fermé. La frontière n’est pas démarquée. On ignore même si la commission binationale chargée de la normalisation se réunit.

Le comité Nobel poursuit sa justification : « Abiy a initié des réformes importantes. » Or, elles résultent d’abord d’un mouvement de protestation populaire lancé en 2014. On a compté des milliers de morts et des dizaines de milliers d’arrestations. Le parti au pouvoir, dont Abiy Ahmed était l’un des dirigeants, le condamnait alors entièrement.

En décembre 2017, la direction du pays dut admettre que la répression n’y suffisait pas. Elle fixa la direction et les contours d’un train de réformes libérales. Six mille prisonniers politiques furent amnistiés dès janvier 2018. Abiy Ahmed ne sortit de l’anonymat qu’en avril pour devenir premier ministre. Jeune, charmeur, charismatique, il rompt avec le style austère et distant de ses prédécesseurs. Il redonne espoir aux Ethiopiens. Ses coups d’éclat lui gagnent une aura internationale. Elle aura probablement subjugué le comité Nobel.

Le nouveau premier ministre précipite une libéralisation politique et économique avec une ampleur et une rapidité totalement inattendues. Les partis d’opposition dits « terroristes », parfois armés, rejoignent la politique légale. Un plan de privatisation des plus grosses entreprises d’Etat, vaches à lait du pays, est lancé.

Une polarisation ethnique

Mais Abiy Ahmed fait surtout des coups, sans préparation, sans réflexion et sans suivi suffisants, de façon souvent incohérente et parfois chaotique. Il prêche la concorde et la réconciliation sans préciser sa feuille de route pour y parvenir. Au vrai motif que « l’Etat profond » est inerte voire hostile, avancer vite et fort justifierait un court-circuit général, et d’abord des institutions. Les médias informent les ministres de décisions prises dans leur domaine.

Le régime est parlementaire, mais le Parlement toujours une chambre d’enregistrement. Trop souvent, la justice reste aux ordres. La marginalisation du parti dirigeant a accentué ses divisions. Sa mort semble imminente. En catimini, on recommence à emprisonner massivement pour des raisons politiques, comme à Addis-Abeba au lendemain même du prix Nobel.

Chaque jour égrène son lot d’assassinés. Les heurts dits ethniques, en général ancrés dans une course aux ressources, n’ont jamais été aussi intenses depuis des décennies. Ils ont provoqué près de trois millions de déplacés internes et des milliers de morts. L’Etat est incapable d’accomplir sa mission première : maintenir la loi et l’ordre. En juin, des hauts dirigeants ont été assassinés lors d’un « coup d’Etat ». Par centrifugation, chaque Etat fédéré gonfle ses propres forces armées, outrepasse ses prérogatives constitutionnelles et prend la main sur la gestion économique. Ici et là émerge un pouvoir local informel, par violence ou consensus, face à la démission ou au rejet des autorités officielles. L’autorité se délite tant à Addis-Abeba qu’au-delà.

Faute d’un espace de dialogue, le champ politique se réduit à une polarisation ethnique de plus en plus exacerbée et donc conflictuelle. Des experts ou spécialistes, éthiopiens et étrangers, estiment toujours possible un scénario à la yougoslave. L’économie patine. L’insécurité y contribue. Le choc libéral, chaotique, déconcerte les entrepreneurs. Il risque d’accroître les inégalités plutôt que de réduire la pauvreté et le chômage, l’une des deux grandes sources de mécontentement.

Pain bénit pour Abiy Ahmed

Face à ces réalités, le comité Nobel admet implicitement son inconfort : son choix pourrait être considéré comme « prématuré ». Pour « renforcer le premier ministre dans son important travail pour la paix et la réconciliation », il couronne donc un lauréat dont il escompte que le futur justifiera son prix. Drapé dans la sagesse qu’il s’attribue, le comité Nobel s’immisce dans les élections à venir en Ethiopie. Il ne se le serait jamais permis pour un pays développé. Alors qu’Abiy Ahmed ne dispose d’aucun mandat populaire, le comité, et dans son sillage tous ceux qui dans le monde lui accordent du crédit, mettent tout leur poids derrière un candidat à une élection cruciale, si tendue que sa tenue prévue dans quelques mois reste très problématique.

Cette nomination est pain bénit pour Abiy Ahmed. Tant mieux, si elle était un plus pour l’Ethiopie et la géopolitique régionale. Mais il exerce un pouvoir de plus en plus personnel. Il écarte peu à peu les poids lourds politiques qui l’entouraient, au profit d’un cercle étroit de religieux et de jeunes technocrates, souvent revenus de l’étranger, oromo et évangélistes. Il y a fort à craindre qu’il prenne sa distinction comme une onction internationale pour garder son cap. Elle le confortera sans doute dans sa conviction, dont il a déjà affirmé l’essence religieuse, qu’il doit être le sauveur de l’Ethiopie. Il risque de délaisser de plus en plus sa mission transitoire d’amener l’Ethiopie à la démocratie et la concorde ethnique pour reconduire un mode de gouvernement centraliste et intransigeant dont l’Ethiopie a tant souffert.

Mehdi Labzaé est sociologue, spécialiste des questions foncières en Ethiopie à l’université Paris 1 ; René Lefort est chercheur indépendant, spécialiste de la Corne de l’Afrique ; et Sabine Planel est chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et à l’Institut des mondes africains (IMAF).

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