Avec l'Iran, l'indignation est honorable, le dialogue est nécessaire

Notre président déclare régulièrement que le peuple iranien n'a pas les gouvernants qu'il mérite. Il a tout à fait raison. Sans quitter la région, l'on peut aussi se dire que les Egyptiens, les Israéliens, les Palestiniens ou les Syriens, entre autres, n'ont pas non plus tout à fait les dirigeants qu'ils mériteraient d'avoir. Mais là n'est pas la question.

Pour quelqu'un en position de responsabilité, elle est de savoir par quels propos l'on peut utilement appuyer les Iraniens qui réclament plus de démocratie et de liberté. Et là, plutôt que de s'en prendre aux hommes, mieux vaut s'en prendre aux faits. Par exemple, aux atteintes avérées aux droits de l'homme, aux meurtres et aux viols perpétrés dans les prisons iraniennes.

La partie adverse ne manquera pas de renvoyer à l'état lamentable des prisons françaises ou, si la critique vient des Etats-Unis, à Guantanamo. Si possible loin des micros, il faudrait pouvoir entendre ces critiques et répondre. Ainsi se nouent les dialogues. Dialoguer ne signifie pas que l'on accepte son adversaire tel qu'il est, mais qu'on espère le faire évoluer. L'on ne sait si les dirigeants iraniens sont susceptibles d'évoluer, mais on peut être certain qu'ils n'évolueront jamais si l'on se place à leur niveau favori, celui de l'agression verbale.

A moins que l'on ne veuille les faire tomber ? C'est tentant en effet, mais là n'est pas le rôle de l'étranger. C'est le rôle du peuple iranien, s'il le souhaite, et personne ne peut le faire à sa place. Agissons donc de façon, non à nous faire plaisir, mais à vraiment l'aider. Ce n'est pas une question d'argent ou de propagande. Ce ne sera pas non plus par des sanctions indiscriminées. C'est une affaire de soutien moral, ferme, constant, soigneusement calibré, calmement exprimé.

Notre président, une fois de plus, a récemment affirmé que l'Iran poursuivait un programme nucléaire militaire. C'est faire d'un prévenu un coupable. Certes, le dossier est chargé, et vient apparemment de s'alourdir avec la récente déclaration iranienne de construction d'une deuxième unité d'enrichissement. Mais d'autres faisceaux d'indices peuvent conduire à suspendre encore son jugement.

La communauté américaine du renseignement a ainsi affirmé à plusieurs reprises être arrivée à la conclusion raisonnablement étayée que l'Iran avait interrompu ses programmes d'élaboration d'une arme nucléaire vers la fin 2003. Elle est rejointe aussi par les déclarations du chef du Mossad, qui en juin dernier, admettait que le programme militaire nucléaire iranien n'arriverait à maturité qu'en 2014. Cinq ans d'écart, c'est une façon de dire qu'il est dans les limbes, ou au réfrigérateur.

Je souhaite pour ma part verser au dossier le souvenir suivant. Vers la fin 2003, le plus haut responsable iranien de la négociation nucléaire me confiait avoir lancé un recensement complet de toutes les activités nucléaires conduites en Iran, afin d'appréhender tout ce qui ne serait pas conforme aux engagements internationaux de son pays. Il avouait rencontrer dans cette tâche de grosses difficultés, car il y avait beaucoup de résistances et d'obscurités. Le message était qu'il y avait eu, qu'il y avait sans doute encore, des programmes répréhensibles, mais que des mesures énergiques étaient prises pour les arrêter. J'ai perçu, peut-être à tort, chez mon interlocuteur, l'accent de la sincérité et la ferme volonté d'aboutir.

La construction en cours d'une deuxième unité d'enrichissement change-t-elle profondément la donne ? Au-delà de l'émotion internationale soulevée par la dramatique mise en lumière de cette affaire, pas forcément. D'abord elle ne sera au mieux opérationnelle que vers la fin 2010, et plus vraisemblablement en 2011. Pour le moment, c'est à Natanz, pas ailleurs, que les centrifugeuses tournent et se multiplient, en contravention avec les injonctions du Conseil de sécurité. Et d'ici à 2011, il faut quand même espérer que le dossier iranien aura changé de nature. En outre, si cette unité devait être clandestine, la démonstration est faite qu'il n'est pas si simple de construire en cachette une installation capable d'accueillir 3 000 centrifugeuses dans un pays étroitement surveillé.

Mais pourquoi ne pas les avoir tout simplement installées dans l'usine existante de Natanz, où il y a encore amplement de la place et où elles auraient plus vite fonctionné ? Pourquoi, alors que la nouvelle unité est confiée à l'Organisation iranienne de l'énergie atomique, extérieure à l'armée, l'installer dans un souterrain et sur une base militaire ? Deux hypothèses qui ne s'excluent pas l'une l'autre.

Tout d'abord, à entendre parler de semaine en semaine, depuis au moins trois ou quatre ans, de projets de frappes israéliennes ou américaines sur leurs installations civiles, fort vulnérables car à ciel ouvert, les Iraniens ont pu se dire qu'il serait prudent d'avoir au moins à petite échelle, et mieux protégés, des doubles des premières pour sauvegarder l'essentiel de leurs technologies et de leur savoir-faire. Autre hypothèse : la nouvelle unité installée près de Qom aurait été destinée à enrichir au-delà de 5 % l'uranium déjà légèrement enrichi à Natanz, afin de le porter aux niveaux de qualité militaire. Ce serait la chose la plus grave. Les Iraniens ont déjà démenti une telle intention. Mais surtout, maintenant que l'AIEA est en alerte et autorisée à intervenir, ceci ne pourra se faire sans être aussitôt éventé.

Dans l'immédiat, le principal dommage créé par cette affaire est d'avoir oblitéré l'ouverture intéressante qu'au milieu de ses habituelles invectives, le président iranien vient de faire dans une interview à la presse américaine. En substance, il propose, pour relancer la discussion sur le nucléaire, de sortir ce dossier du champ politique et de le confier aux praticiens, iraniens, américains et autres, avec mission d'explorer ensemble, de façon discrète et pragmatique, les formules qui permettraient la poursuite du programme civil iranien tout en verrouillant les voies d'accès à la bombe.

Il demande aussi qu'on lui fournisse de l'uranium enrichi à 20 % pour faire fonctionner le petit réacteur de recherche, sous contrôle de l'AIEA, que les Américains ont vendu à l'Iran dans les années 1970, et dont ils avaient d'ailleurs fourni le premier combustible. Il n'est jamais sorti aucune bombe d'un réacteur de ce modèle et il n'en sortira jamais. L'uranium à 20 %, une fois introduit dans le coeur d'un réacteur et irradié, est inutilisable à d'autres usages. Moyennant quelques solides précautions, l'opération peut donc se faire sans risque.

Ces ouvertures démontrent que les dirigeants iraniens, malgré tout ce qu'on peut leur reprocher, sont accessibles à la raison, intéressés au compromis. Depuis six ans qu'on les traîne devant le conseil des gouverneurs de l'AIEA puis devant le Conseil de sécurité, ils n'ont jamais choisi la voie nord-coréenne, aboutissant à chasser les inspecteurs de l'AIEA et à sortir du traité de non-prolifération nucléaire. C'est sur ce socle qu'il s'agit de bâtir.

De bons experts autour d'une table peuvent trouver les solutions là où les diplomates ont échoué. Une coopération autour d'un inoffensif réacteur de recherche permet de rencontrer des gens, et même de comprendre beaucoup de choses. Tout ne va donc pas dans le mauvais sens.

Les indignations exprimées à l'égard des dirigeants iraniens et de leur politique honorent leurs auteurs. Mais il faut savoir aussi changer de registre, étouffer au moins pour un temps ce qui relève de l'émotion, du viscéral, si l'on veut explorer les voies d'un autre type de relation de l'Iran avec sa région, avec le monde, et même avec Israël. C'est extraordinairement difficile. Ce n'est pas impossible.

Si notre président de la République, en particulier, acceptait de transférer dans cette direction le talent et l'énergie qu'on lui connaît, et qu'on lui a vu, par exemple, exercer auprès de la Libye ou de la Syrie, il pourrait puissamment y contribuer.

François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran.