Avis de déstabilisation sur Chypre

Par Robert Hue, sénateur du Val-d'Oise, membre de la commission des affaires étrangères et de la défense nationale du Sénat, ancien secrétaire national du PCF (LIBERATION, 11/09/06):

ouverner, en principe c'est prévoir ; mais, en pratique, hélas, c'est trop souvent improviser des réponses à ce que l'on n'a pas su anticiper. On attend en général, pour agir, qu'un problème se soit transformé en crise inextricable. L'engrenage des violences au Liban en fournit une nouvelle et tragique illustration.

L'expérience internationale que mes activités m'ont permis de développer ces dernières années confirme combien la paix, désormais, dépend de notre capacité de prévenir les crises avant que l'actualité ne s'en empare, car, alors, il est déjà trop tard. C'est dans cet esprit que je voudrais aujourd'hui attirer l'attention sur les risques que l'on prend ­ et nous, Européens, tout particulièrement ­ en laissant se développer à Chypre une situation dangereuse liée au maintien du statu quo sur la partition de l'île.

Plus le temps passe, plus les différences, les inégalités et les rivalités sont appelées à s'exacerber entre la république de Chypre (pays membre de l'Union européenne, dont les citoyens sont, pour l'essentiel, d'origine grecque) et l'entité turque de Chypre du Nord, où se retrouvent la plupart des turcophones du territoire. C'est donc maintenant que l'on doit imaginer et mettre en oeuvre les solutions à cette crise latente, sans attendre qu'elle éclate avec son lot d'impasses politiques et de douleurs inutiles.

Il faut saisir l'opportunité que représente pour la recherche d'une solution équitable et durable la reprise récente des discussions entre le président de la république de Chypre, M. Papadopoulos, et le président de la république turque de Chypre du Nord, M. Talat. L'enjeu vaut qu'on s'y arrête.

Le temps n'est pas à revenir sur les conditions historiques et politiques qui ont conduit à la situation présente. On peut cependant rappeler utilement que, peu après la proclamation de l'indépendance de l'île en 1960, les affrontements intercommunautaires se sont multipliés. En 1974, une tentative de coup d'Etat en vue d'annexer Chypre à la Grèce a entraîné l'intervention de la Turquie, en tant que pays garant, selon les traités internationaux, et la division de l'île qui devait conduire, en 1983, à la création de la république turque de Chypre du Nord.

Après de longues tractations, un plan de réunification soutenu par le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, a été soumis à référendum le 24 avril 2004 : s'il fut massivement approuvé par les Chypriotes turcs, il a été rejeté par une majorité de la communauté grecque de l'île.

Mes amis chypriotes grecs les plus progressistes cherchent aujourd'hui avec un grand esprit de responsabilité, au sein du gouvernement auquel ils participent, à faire émerger une nouvelle formule d'apaisement plus conforme aux aspirations de leurs concitoyens. La communauté internationale devrait aider sans réserve tous les Chypriotes de bonne volonté qui, eux, s'emploient à surmonter des divisions dont les conséquences pourraient, si l'on n'y prend garde, se révéler désastreuses pour les populations concernées, voire pour la paix en Europe !

Face au risque d'une fuite en avant vers une déstabilisation annoncée, nous ne devons rien épargner pour favoriser une réunification de Chypre sur la base du droit et de solutions équitables, propres à recueillir l'adhésion de toutes les parties.

Le respect de la règle démocratique fait obligation de tenir compte du refus opposé par les Chypriotes grecs au projet de Kofi Annan, même si celui-ci avait reçu un accueil favorable tant en Grèce qu'en Turquie, et de la communauté internationale dans son ensemble. Mais il est indispensable que l'ONU et l'Europe pèsent de tout leur poids pour amener les différentes parties à s'entendre, afin de parvenir à un compromis conforme aux attentes des uns et des autres.

Dans cette perspective, un récent rapport de l'International Crisis Group formule plusieurs recommandations. Je retiendrai ici deux d'entre elles qui me paraissent contribuer à une issue viable.

D'une part, en convergence avec l'intégration de la république de Chypre à l'Union européenne, ne faut-il pas aider l'entité turque de Chypre du Nord à se rapprocher des standards européens, en soutenant son développement économique et l'intensification de ses relations avec l'UE : projets industriels et commerciaux, accords bilatéraux avec la France et d'autres Etats européens, union douanière... Personne n'a intérêt, à mon sens, à une marginalisation de la partie turque de l'île, au risque de rendre plus difficile et tendue son intégration à l'Europe dans le cadre d'une fédération chypriote réunifiée.

D'autre part, l'ouverture de nouvelles négociations pour la réunification de Chypre doit nécessairement tenir compte d'un passé de relations conflictuelles entre les deux communautés qui peuplent l'île : un Etat centralisé serait, à cet égard, une «recette assurée d'instabilité sans fin» ; mieux vaudrait, par conséquent, travailler à nouveaux frais sur l'hypothèse d'un Etat fédéral reconnaissant la réalité des deux communautés.

Les présidents des deux entités chypriotes viennent, semble-t-il, d'accepter que des pourparlers soient conduits en vue d'une réunification sur cette base fédérale, bizonale et bicommunautaire. C'est, en tout cas, ce qu'a déclaré, début juillet, Ibrahim Gambari, le secrétaire général adjoint de l'ONU dépêché par Kofi Annan pour explorer les solutions au problème de Chypre.

J'ai à plusieurs reprises exprimé clairement mon soutien à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, sous réserve bien entendu de l'accomplissement des conditions posées, notamment en matière de droits de l'homme, de droits des minorités, et de sa contribution à la solution du problème chypriote.

En outre, la Turquie a le devoir de favoriser une telle reprise des négociations en remplissant au plus vite ses engagements touchant l'ouverture de ses ports et aéroports aux bateaux et aux avions de la république de Chypre (laquelle devrait, parallèlement, lever les obstacles à la libre circulation des biens et des personnes en provenance ou en direction de la partie turque de l'île). Les autorités d'Ankara donneraient un signe fort en proposant lors des négociations un calendrier d'un retrait significatif de leurs forces armées au nord de l'île, comme cela était d'ailleurs prévu dans le plan Annan.

Au rebours des médias qui, par fonction, sont contraints de suivre l'actualité, la grandeur du politique, et même d'une opinion éclairée, c'est de la précéder autant que possible. L'un des enseignements que je retire des travaux de la fondation Gabriel-Péri, dont j'assure la présidence, c'est que les plans d'urgence doivent devenir l'exception, et la prévention, la règle. Il serait grand temps que la Commission européenne mette ses actes en conformité avec ses paroles : elle doit agir concrètement pour assurer aux peuples envers lesquels elle s'est engagée les conditions d'une paix durable dans le respect de leurs droits. Faute de quoi, le projet européen ne mériterait pas mieux que cette définition de l'avenir proposée un jour par Victor Hugo : «un fantôme aux mains vides, qui promet et qui n'a rien».