Avoir 20 ans en 2018 : militer, le haut du pavé 2.0

Militer. L’étymologie miles (« soldat ») subsiste, mais l’ardeur militaire (militare, « être soldat »), elle, est passée de mode. La marche forcée, l’embrigadement, l’encadrement ne collent pas avec l’individualisme en vogue. Le militantisme, lui, n’est pas mort. Il a juste fait sa mue. Les formes d’engagements ont été revues, la jeunesse s’est affranchie de la tradition, et milite à sa façon.

« A ceux qui pensent qu’il n’a plus de sens, je rétorque qu’au contraire, le militantisme pour un autre monde n’a jamais été autant d’actualité. Nous devons nous engager et ne pas laisser les autres décider de notre avenir sans nous bouger. » Léonard, 23 ans, ne supportait plus « de [s] e sentir impuissant ». « Réveiller la flemme de l’engagement » est un désir largement partagé par la jeunesse française. Demander « si les jeunes ont encore des idées qui leur tiennent à cœur » courrouce Pauline, 22 ans, militante en faveur d’une « meilleure transparence du débat politique ». Dans ce monde « trop souvent sourd à la parole des jeunes », Gratien, étudiant lillois, ne se reconnaît pas. D’après une enquête du Credoc menée entre 2015 et 2016 auprès de 4 000 jeunes âgés de 18 à 30 ans, près de la moitié (47 %) des jeunes estiment que leur avis ne compte « plutôt pas ».

Il y a cinquante ans, de part et d’autre des barricades de Mai, on agissait sous des bannières florissantes qui rassemblaient et unifiaient. Les drapeaux étaient multiples, les groupes parfois groupusculaires, mais le collectif était la norme ; le débat interne – interminable, empoignades comprises – était l’usage. C’était le cas en particulier au Parti communiste, où l’adhésion – sous toutes ses formes – valait parfois pour une vie entière. Depuis plusieurs années, les partis politiques subissent de plein fouet la crise de défiance que connaissent les différents rouages de la démocratie représentative, et enregistrent une hémorragie de militants. Pour la contenir, ils instaurent des procédures pour le moins souples, où un simple clic vaut adhésion. « Aujourd’hui, lorsque les jeunes se mobilisent, c’est en décalage par rapport à la politique institutionnelle, partisane et gouvernementale. Le moteur de l’engagement, c’est la cause, pas l’affiliation », explique Anne Muxel, directrice de recherches au Centre de recherches politiques de Sciences Po, auteure de nombreuses études sur le rapport des jeunes à la politique.

Dépolitisés mais hyperconnectés, les jeunes sont loin de se désintéresser de la vie en société. Ils se sentent concernés, protestent et manifestent. Depuis les attentats du 13 novembre 2015, près d’un jeune sur deux considère que ses libertés se sont réduites. Toutes celles et ceux qui ont répondu à l’appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr expriment, chacun à leur façon, un même refus : celui de « rester les bras croisés ». Ils et elles ont fait le « choix de l’insoumission », souhaitent « défendre leurs idées », reprendre la liberté d’expression « à ceux qui ont le pouvoir et qui se l’accaparent », « dénoncer l’absurdité et les actes graves », « lutter contre les injustices ».

« Grand bricolage idéologique »

Dans le contexte actuel « de harcèlement et d’attentats », les jeunes comme Sonia, 22 ans, sentent en eux « l’expression d’un sentiment d’une plus grande solidarité ». Ils considèrent que parler « d’amour et de partage, de bonheur et de solidarité » est « très sérieux ». Gratien, l’étudiant lillois, n’hésite pas à citer Gandhi (« Sois le changement que tu veux voir dans le monde ») quand il s’agit de « raviver [son] esprit de révolte et d’indignation ». Ils refusent « les fausses promesses » et « la poudre aux yeux » et veulent se battre pour un « avenir en commun », pour ce qu’ils pensent « être juste ». Alors, ils s’activent. Dans l’écologie, le sport, le féminisme, la lutte contre les discriminations, la solidarité, la paix dans le monde, l’éducation, la santé, entre autres. La politique, aussi.

C’est vrai, les jeunes ne s’engagent plus pour la vie jusqu’à la mort. Ils n’ont pas l’intention de s’inscrire dans l’Histoire, mais parient sur le concret. L’efficacité d’un engagement ponctuel pour des causes spécifiques. Déjà, dans les années 1990, le sociologue Jacques Ion qualifiait cette forme d’engagement de « Post-it ». Qu’on colle et qu’on décolle, avec un « moindre souci d’implantation durable et massive ». Une posture bien distancée des engagements sacrificiels de Mai 68, comme il y en eut chez les marxistes ou les trotskistes, par exemple.

Là, maintenant, tout de suite. Il faut « marquer le coup ». Avec ferveur, faire plier un gouvernement. Avant l’heure, empêcher une réforme de passer. Mais à la faveur d’une « porte de sortie », d’un « libre arbitre » préservé, d’une « réversibilité » possible, comme le souligne Anne Muxel. Un jour, ils descendent dans la rue pour « gueuler » ce en quoi ils croient. Ils boycottent, occupent ou font grève, par solidarité. Un autre jour, ils se sentent « manipulés », « récupérés », « invisibles », ou « dégoûtés », et jurent alors que « finalement, ça ne sert à rien ». Et le lendemain, ils protestent à nouveau. C’est selon leur humeur, leurs besoins. La révolte du moment et les rêves environnants.

Si certains ingrédients d’antan restent utilisés, comme en témoigne le porte-à-porte (à grande échelle) des campagnes de Barack Obama aux Etats-Unis ou d’Emmanuel Macron en France, l’essentiel a changé. « L’engagement est aujourd’hui désidéologisé. Il refuse tout leadership », poursuit Anne Muxel. Elle évoque l’exemple du mouvement Nuit debout, qui portait « beaucoup d’aspirations différentes », s’est refusé à désigner un chef de file et a buté sur la question de son débouché politique. « On vit dans un très grand bricolage idéologique », estime Mme Muxel. Selon la chercheuse, les jeunes les plus actifs ne représentent que 1 à 2 % de leur classe d’âge. Mais le volontarisme et l’engagement dépassent de loin cette frange marginale :

« Les jeunes ne sont ni endormis ni apathiques. L’individualisation du rapport à la politique ne signifie nullement qu’ils n’ont pas un sens du collectif. »

« Génération réseaux sociaux »

Tous les moyens sont bons. Mathieu, 25 ans, est auteur, comédien et metteur en scène. Par le biais de l’art et de la fiction, il entend passer des « messages efficaces par en dessous ». C’est ainsi qu’il conçoit l’art, son « engagement à [lui] » : « Défendre des causes et des points de vue en étant sincère sans jamais être moralisateur ». Arnaud, 19 ans, étudiant lyonnais, croit aussi « au très grand pouvoir de militantisme de la culture libre et gratuite sur Internet et sur YouTube. L’essor de la communication laisse place à un militantisme culturel “soft” mais bel et bien influent ».

Le manque de temps serait le premier frein à l’engagement des jeunes, comme en témoigne l’enquête du Crédoc. Alors, les réseaux, ça n’est pas si mal. Pour Mathilde, 23 ans, agent de collectivité dans une station d’épuration, « militer, ce n’est plus dans la rue mais sur les réseaux sociaux sur des sources sérieuses ». Si le bénévolat doit faire face à une forme de concurrence des activités, « concilier sa vie professionnelle et son engagement, c’est possible, essentiellement grâce à Internet », estime Cordelia, 24 ans, chargée de communication. Pour K.C., 18 ans, étudiant en histoire, « on ne se force pas sur les réseaux. On le décide. On ne peut s’en empêcher. C’est donc un militantisme des tripes et du cœur pour défendre sa conception du monde ».

La notion même de « militer », aujourd’hui tombée en désuétude, est glissée entre guillemets. « Je ne suis pas ce qu’on peut appeler une vraie “militante” : Je ne manifeste pas, je ne fais pas de politique et je ne fais partie d’aucun groupe, reconnaît Lilou, 20 ans, partie étudier à Montréal. Néanmoins, je milite silencieusement par mes choix quotidiens. Je pousse les gens à s’informer, je m’insurge sur les réseaux sociaux. » Comme elle, Soleane est « de la génération réseaux sociaux ». Dès son adolescence, elle a « vite compris qu’en étant lesbienne, [sa] vie serait une lutte permanente ». Alors elle a décidé de « militer” pour [son] identité et étendre [ses] horizons pour parler aux minorités et lutter contre les persécutions ».

Sur Internet, les jeunes se renseignent sur l’opinion des gens, des dirigeants, des dissidents, celles et ceux qui influencent ou « balancent ». Ils se confrontent aussi à la manipulation, à la violence accrue des interactions virtuelles. Parfois confus, ils ne savent à quel saint se vouer, ni sur quel pied danser. Et pourtant. La sensation de ne pas souhaiter être uniquement témoin du temps qui passe, ou apprentis des générations précédentes, est prégnante. A travers le cybermilitantisme, ils s’impliquent et assument des positions en signant des pétitions en ligne, aiguisent leurs arguments en polémiquant, affûtent leur esprit critique en refusant le « fake ». Ils remettent en question « les acquis qu’on leur a appris », se forgent leur « propre opinion », prennent part aux débats de société générés par des mouvements tels que #metoo.

« La meilleure façon de dire, c’est de faire »

Entreprenants, ils n’ont pas peur de se mettre en scène. Selfies, vidéos, chaîne YouTube, pour être « suivis » (comme un leader d’autrefois ?), il faut fédérer, sortir de l’ordinaire. Et pour ça, constate Anne Muxel, « ces générations sont fortes. Ils n’hésitent pas à faire preuve de dérision, à utiliser le détournement, le décalage pour envoyer des messages aux différents organes de pouvoirs ».

Si la culture de la protestation politique ainsi que le pouvoir incomparable du numérique ont, selon Anne Muxel, « banalisé la manifestation », une partie des jeunes demeure en retrait. Par manque de « sentiment de légitimité », « de modèle », ou « de confiance ». « Les jeunes peu diplômés, inactifs non étudiants ou qui cumulent un retrait de l’activité et un faible niveau de diplôme semblent avoir plus de difficulté à identifier une cause pour laquelle ils pourraient s’engager », conclut l’enquête du Credoc. Et Benjamin, étudiant de 18 ans, d’ajouter :

« L’engagement est, selon moi, présent et possible, dans une certaine couche de la société. Il n’est pas évident pour les étudiants issus de CSP inférieures. »

A ce sentiment d’« invisibilité sociale » se mêle, de temps en temps, « une perte de sens » chez les jeunes « en galère, plus que d’autres dans la vie », qui semble démobilisatrice. Alexis, 18 ans, stagiaire dans une PME, déplore, mais « sans désespoir », « une France qui se morfond » : « Nombre de gens lambda ont l’illusion de protester en réagissant d’un simple bouton sur les réseaux sociaux, mais cela est bien vain. Nous vivons une époque où tout le monde donne son avis sur tout, tout de suite, mais peu le défendent. » Ce à quoi répond en écho, Flora, en poste au sein d’un incubateur d’entrepreneurs sociaux : « La meilleure façon de dire, c’est de faire. »

Par Charlotte Herzog et Jean-Baptiste de Montvalon.


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