Avoir 20 ans en 2018 : travailler, le parcours du combattant

Le salon de L’Etudiant vient à peine d’ouvrir et déjà il s’y ennuie. Planté derrière son stand, qui vante les mérites de l’industrie automobile, l’homme, la petite cinquantaine, essaie d’accrocher le regard des jeunes qui déambulent dans les allées du pavillon 7 de Paris Expo, à la porte de Versailles. Un bide, comme on dit. Aucune touche, pas la moindre prise. Et il n’est que 11 heures du matin, ce vendredi 9 mars. Il le pressent : le week-end va être long jusqu’à la fermeture des portes, dimanche soir. A quelques enjambées, sous les panneaux « Restauration », « Mutuelles » et « Expertise comptable », ça soupire aussi beaucoup. Même les crayons et les stylos offerts gratuitement languissent sur les tréteaux.

Un peu plus loin, c’est, à l’inverse, un joyeux brouhaha devant le « village digital » et sa multitude d’écoles informatiques présentes. Juste à côté, le Québec, avec ses cursus universitaires dans les régions Chaudière-Appalaches ou Bas-St-Laurent, fait également le plein…

Avoir 20 ans en 2018 : travailler, le parcours du combattant« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », était-il écrit sur les murs de l’Odéon, en Mai 68. Le numérique et l’ailleurs seraient-ils les nouvelles frontières des étudiants d’aujourd’hui ? « Je n’en sais rien, mais nous, on est ici pour rêver un peu, répond Noémie, 17 ans, en 1re ES à Fontainebleau. Trouver un job, c’est déjà une prise de tête, alors bosser dans des trucs de vieux, non merci ! Je veux pas finir à l’usine ou dans un bureau. » Nina et Denya, ses deux copines de lycée, approuvent de la tête. Denya aimerait faire psycho et s’occuper d’enfants en difficulté. Nina reste étrangement silencieuse. « Mais dis-lui, toi, que tu l’as déjà ton rêve », pousse Noémie. « Oui, je suis danseuse et ça va être mon métier », lâche avec grâce la plus réservée des trois visiteuses.

« Sous la plage, les pavés »

Nina la chanceuse, Nina l’exception ? C’est l’avis de Brahim, 17 ans, en CAP librairie : « Oh, je ne rêve pas beaucoup. L’apprentissage, c’est dur. Je l’ai choisi car je veux de l’argent pour ne pas rester chez mes parents toute ma vie. Mais les entreprises, on dirait qu’elles sont au complet, y a plus de places. » C’est aussi celui de Sarah, 24 ans, qui explore avec minutie le village digital du salon. En troisième année de « bachelor marketing », un diplôme européen, elle travaille pour payer ses études et le loyer de son logement en banlieue parisienne : ménages, animations commerciales, soutien aux personnes âgées, autant d’expériences qu’elle supporte difficilement. « Quand j’étais petite, je voulais devenir comédienne. Maintenant, j’espère réussir dans la création artistique, mais c’est tellement un luxe de décrocher le métier qui nous plaît. » Son inquiétude semble profonde, « l’égoïsme actuel » l’angoisse terriblement. « Les gens sont peu solidaires. On est dans un monde où plus rien n’a de valeur. Le travail, comme l’amour, c’est la mouise aujourd’hui. »

Les mots de Sarah ne surprennent pas Philippe Askenazy, 46 ans, économiste au CNRS. « Le malaise de notre jeunesse est d’autant plus élevé que le travail demeure une valeur forte en France », réagit le chercheur. Imaginer que la génération d’aujourd’hui veut s’en affranchir est, selon lui, une profonde erreur. Comme ce fut le cas pour leurs parents, avoir un emploi contribue à l’épanouissement personnel, insiste-t-il, « mais cela n’empêche pas le dépit ». « En 1968, la CFDT avait pointé la montée de l’ennui au travail, lié aux gestes répétitifs et à la perte de sens. Aujourd’hui, les interrogations touchent davantage aux risques psychosociaux et aux conflits éthiques. » A entendre l’universitaire, « en Mai 68, la désillusion fut collective. En 2018, elle est individuelle », car les trajectoires professionnelles se construisent désormais au coup par coup sous le sceau de la précarité et de la flexibilité qui isolent et fragilisent le lien social au travail.

Cet état des lieux est résumé avec humour par Aurélie, 27 ans, titulaire d’un master en biologie marine et qui aimerait faire un doctorat en Australie, où elle a déjà passé six mois, après avoir voyagé en Grèce et vécu au Royaume-Uni. Ses grands-parents, des vétérans des barricades, lui ont souvent parlé de Mai 68. « Je connais le fameux “sous les pavés, la plage” », dit-elle, attablée à la terrasse d’un café à la Défense. Maintenant, pour nous, c’est plutôt sous la plage, les pavés… »

« Sentiment d’injustice »

Cinquante ans séparent l’univers d’Aurélie de celui de ses grands-parents. Une éternité. En 1968, la France gaullienne s’industrialise et se reconstruit. La magie des « trente glorieuses » et de la croissance à 5 % opère sur les classes moyennes, qui découvrent la consommation de masse. L’Insee indique un taux de chômage de 2,5 % contre 9 % aujourd’hui, parlant de main-d’œuvre plutôt que de salariés. La grande entreprise industrielle domine, et ses petits chefs veillent sur les rouages tayloriens de la production.

Le contrat à durée indéterminée (CDI) est la norme pour ce collectif au travail, essentiellement masculin et peu qualifié. Seulement 38 % des femmes (68 % à l’heure actuelle) entre 15 et 64 ans gagnent leur vie. Employées, secrétaires ou vendeuses dans les grands magasins, rares sont celles qui portent la culotte. A la maison, père ou mari font la loi. En ville, on peut rire de l’ordonnance du 7 novembre 1800, qui stipule que « toute femme désirant s’habiller en homme doit se présenter à la préfecture de police pour en obtenir l’autorisation », mais dans les faits, il suffit de regarder les archives de l’ORTF : la robe et la jupe sont de rigueur. A la Compagnie générale d’électricité, le sulfureux Ambroise Roux, un intime de Pompidou, a même inscrit l’interdiction du pantalon dans le règlement intérieur. Et quand ce parrain du capitalisme français ordonnait, la main-d’œuvre obéissait.

« Vous réalisez bien que, aujourd’hui, la vie au travail et ce que l’on peut en attendre n’a plus rien à voir avec ce tableau dont les femmes étaient largement absentes, insiste la philosophe Dominique Méda, professeur de sociologie à l’université Paris Dauphine. Avec le chômage de masse qui persiste depuis des années, les 25-30 ans mettent un temps fou à s’intégrer, enchaînant les contrats précaires alors qu’ils sont globalement beaucoup plus éduqués que les anciens. Je comprends leur sentiment d’injustice. » En 1968, on comptait 20 % de bacheliers au sein d’une génération contre près de 80 % en 2018, et beaucoup poursuivent désormais leurs études. Le diplôme, qui a pendant longtemps protégé du chômage, n’est plus un passeport pour l’emploi sauf à sortir d’une grande école de commerce ou d’ingénieur : 80 % des embauches se font aujourd’hui en contrat à durée déterminée (CDD). « Sous la plage, les pavés »… Et si la formule d’Aurélie sonnait juste ?

« Effet générationnel »

Professeur à l’EM Lyon Business School, Pierre-Yves Gomez voit en ses élèves soit les cadres supérieurs de demain, qui rêvent d’être recrutés par un cabinet d’audit ou un groupe international prestigieux, soit de futurs fondateurs de start-up, dont le rapport au travail est ludique et dont l’objectif est de gagner vite beaucoup d’argent. « Bien sûr que ceux-là vont s’en sortir sans grosse difficulté, confirme l’expert en management. Mais si l’on met de côté cette minorité, la jeunesse actuelle, contrairement à celle des années 1970, n’est pas dans une situation de conquête, mais dans une situation d’adaptation. Face à ce monde volatil et à cette société liquide, ils doivent apprendre à nager. »

Maxime, 25 ans et tout juste un master de Dauphine en poche, sait bien qu’il lui sera indispensable d’être à la fois flexible et mobile. « Je ne vais pas échapper à la case CDD, c’est clair, on l’a tous compris à la fac », admet-il en haussant les épaules. Son idéal ? Un travail intéressant dans une grande entreprise qui lui permettrait d’avoir du temps libre pour découvrir davantage la littérature et le théâtre, ses deux passions. Puis, curieusement, il se reprend. Ce révolté en herbe a peur qu’un tel schéma le mette en danger : « Si tu fais toujours la même chose avec les mêmes horaires qui scandent ta journée, c’est une sorte de robotisation intellectuelle, finalement. Changer souvent de poste, c’est peut-être pas plus mal, tu es toujours en train d’apprendre. »

Une stratégie défensive pour prendre malgré tout la vie du bon côté ? On peut le penser. Directeur des études de climat social à l’IFOP, Romain Bendavid scrute régulièrement le moral des Français. Il a remarqué depuis longtemps « l’effet générationnel » des 18-29 ans, qui sont plus nombreux que leurs aînés en activité à envisager une mobilité, un changement d’entreprise, voire de métier. « Cette tranche d’âge est née avec la crise. Elle a intégré les difficultés qui l’attendent sur le marché du travail, mais, en même temps, elle reste enthousiaste, une qualité de la jeunesse. »

L’art de rebondir

A 21 ans, Mélissa s’est elle aussi forgé une armure pour ne rien perdre de sa formidable envie de rire et de s’amuser. La jeune fille, issue d’un milieu modeste, a toujours été bonne élève et est douée pour les études. Afin de trouver un « travail qui lui plaît » et ne pas perdre sa vie à la gagner, comme le scandaient les étudiants de Mai 68, elle a décidé de faire une licence professionnelle en gestion des ressources humaines. Cette filière en alternance lui permet, explique-t-elle, de tester la qualité des entreprises où elle est envoyée pour apprendre la pratique. « Je renifle l’ambiance, je me fais mon opinion pour voir si les tâches qui me sont confiées sont intéressantes ou si je vais vite m’ennuyer. »

Mélissa va poursuivre son apprentissage et décrocher un master « pour pouvoir continuer à chercher sa place » dans la société. Aujourd’hui, elle fait son stage dans un grand groupe de services informatiques où, raconte-t-elle, « ça tourne beaucoup. Les gens font des missions puis des nouveaux arrivent. Personne ne se connaît vraiment, c’est un peu triste »… Si elle a choisi les ressources humaines, c’est parce qu’elle aimerait « aider les gens à se sentir bien » au travail. « Pour le moment, je crois que c’est ma voie, mais je verrai bien, beaucoup de mes copines se sont déjà réorientées…»

Aurélie, la baroudeuse, fait elle aussi les comptes. « On était 20 dans ma promo de master 2, 5 ont trouvé un boulot en CDD, mais 3 d’entre eux, complètement écœurés, pensent déjà à se reconvertir… Nous, on doit vivre dans l’instantanéité. » Apprendre à nager, donc ? « C’est évident, et si t’es pas content dans ton bassin, tu en changes, sinon ta vie, elle va être pourrie. »

Au salon de L’Etudiant, loin du vieux monde professionnel, il y avait une longue file d’attente devant le stand « Action Training Productions », une école de cascadeurs. Rien que des filles et des garçons prêts à en découdre.

Par Marie-Béatrice Baudet.


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