Claire Marin est philosophe et enseigne dans les classes préparatoires en banlieue parisienne. Membre associée de l’Ecole normale supérieure, elle dirige le Séminaire international d’études sur le soin (SIES). Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés aux épreuves de la vie, comme l’expérience de la souffrance ou de la maladie : Violences de la maladie, violence de la vie (Armand Colin, 2008), Hors de moi (Allia, 2008), La Maladie, catastrophe intime (PUF, 2014).
Après un texte consacré aux parcours de jeunes de banlieue (La Relève, Les Editions du Cerf, 2018), elle a publié ce printemps Rupture(s) (Editions de l’Observatoire, 160 pages, 16 euros), qui aborde l’existence comme une série de bifurcations. Naissance, maladie, deuil et ruptures amoureuses : nos vies sont ponctuées de ruptures, qui nous abîment parfois et nous obligent souvent à nous redéfinir. Que font-elles de nous et que faisons-nous d’elles ? Claire Marin prolonge ici sa réflexion par une analyse philosophique de la réconciliation.
Y a-t-il une manière de rompre avec quelqu’un – un amour, un parent, un ami ou un groupe – qui laisse place à la réconciliation ?
Oui, il y a, au cœur de la rupture, malgré le déchirement et la souffrance qu’elle engendre, la conscience nécessaire d’une retenue et d’une prudence. Il y a toutes les choses que l’on se retient de dire, parce qu’elles risqueraient de nous faire basculer dans l’irréparable. Aussi difficile que cela puisse paraître, il y a des phrases, des vérités même, que l’on doit taire, si l’on veut qu’une réconciliation soit possible plus tard. Parce que ces paroles perdureront au-delà des moments de dispute ou de tension dans lesquels elles auront été prononcées, elles continueront leur travail destructeur dans la mémoire de celui qui les a reçues comme une gifle. Une telle blessure reste longtemps vive et fait obstacle à une réconciliation.
On touche ici à la question de l’impardonnable. Les mots et les gestes qui accompagnent la rupture comptent parfois beaucoup plus que les raisons mêmes de la rupture. Peut-être faut-il consigner ailleurs l’expression de notre ressentiment, notre déception ou notre chagrin, garder pour nous « notre » vérité, pour éviter d’abîmer la relation à venir avec ceux que l’on a aimés. Il s’agit aussi de ne pas s’abîmer soi-même dans des actes qui nous paraîtront plus tard indignes.
Même si la colère nous dépossède, il faut résister à l’envie de lui laisser libre cours, ou tout au moins en canaliser les manifestations. Il faut résister à la violence que la rupture peut semer en nous, à la tentation de tout détruire, de tout faire voler en éclats. Ne pas humilier, ne pas maltraiter l’autre. Parce que si nous cédons, nous ne perdons pas seulement l’autre, l’histoire que nous avons partagée, mais nous nous perdons nous-même et renions celui que nous avons été.
Il faut réussir à préserver dans la rupture ce qui a été fort et beau dans la relation avec l’autre et préserver l’image qu’on aimerait que l’autre garde de nous. Mais, par impatience, par inconscience, par frustration ou par tristesse, on réussit rarement à rester aussi droit qu’on le souhaiterait.
Qui sont les êtres – enfants, notamment – et les choses, comme la maison ou l’appartement, qui nous enjoignent à la réconciliation ?
La rupture est rendue plus complexe par les traits d’union que sont les enfants ou certains biens partagés. C’est souvent pour les préserver que l’on s’empêche justement d’aller jusqu’au bout de sa colère, ce sont souvent eux qui nous obligent malgré nous à travailler à une réconciliation, alors même qu’on souhaiterait parfois plutôt faire disparaître du paysage celle ou celui dont la présence ou le souvenir reste profondément douloureux.
On dit parfois qu’il faut savoir « composer » avec cette contrainte, et le terme, dans sa polysémie, dit à quel point il faut à la fois, comme le comédien, faire semblant, prendre de l’avance sur la réconciliation et surjouer un état apaisé dans lequel souvent on ne se trouve pas encore, mais aussi composer au sens musical : il faut trouver une nouvelle mélodie, un nouveau rythme à donner à cette relation. Trouver le bon tempo, adopter un mode mineur ou majeur, mélancolique ou faussement enjoué ; la relation se réécrit et s’improvise dans des modalités inédites et parfois surprenantes. Il faut que chacun retrouve une place en abandonnant, parfois à contrecœur, celle qui a été la sienne. Que chacun trouve ses marques dans une relation recomposée.
Cette reconfiguration ne va pas de soi et le terrain est pour ainsi dire miné : il est parfois difficile d’identifier où iront se loger les fragments de souvenirs que l’on veut conserver comme des talismans et ceux qui nous hantent de manière fantomatique. Les enfants, les maisons, certains objets témoignent de ce passé qui ne peut pas simplement s’archiver, parce qu’ils sont l’incarnation vive de nos vies qui ont été mêlées et indistinctes.
Ils sont aussi parfois, malheureusement, ceux sur lesquels se projettent les affects douloureux et autour desquels on règle ses comptes. Vider la maison de ses parents après un deuil, se répartir les possessions, ne se fait pas sans tensions et sans arrière-pensées à l’intérieur d’une fratrie. Les preuves d’amour qui se logent encore dans des vêtements, des bijoux, des livres ou des meubles font alors l’objet de luttes qui peuvent paraître dérisoires, vues de l’extérieur. C’est parfois un simple chapeau de paille qui ravive le souvenir heureux d’un être cher disparu.
La réconciliation peut-elle être parfois une souffrance supplémentaire ?
Oui, quand elle maintient artificiellement le sujet dans une relation qui continue à le détruire, ou, tout au moins, à le faire souffrir. Quand il ne parvient pas, par exemple, à faire le deuil d’une relation et que la réconciliation entretient l’espoir d’une reprise possible. A cause des enfants ou pour des raisons matérielles qui obligent à des formes de proximité, la réconciliation est parfois imposée, alors même qu’il serait sans doute meilleur d’instaurer une distance. Je peux avoir le sentiment d’une forme de compromission. Je pactise malgré moi avec l’ennemi. C’est alors à moi-même que j’en veux. Il vaudrait alors mieux sans doute renoncer à se réconcilier. Mais comme on l’a vu, certaines contraintes nous l’imposent.
A quelles conditions une reprise, notamment amoureuse, est-elle possible ?
A condition que la relation se rejoue sur la base d’une toute nouvelle partition, pour filer la métaphore musicale. Elle doit intégrer ce qui a été la source de la séparation et, d’une certaine manière, le digérer. Tout ce qui tente de se reconstruire sur la base d’une mise entre parenthèses artificielle sera sans doute condamné à s’écrouler de nouveau.
Si la relation reprend, c’est avec deux partenaires qui ont été transformés par leur rupture. C’est en ce sens une toute nouvelle relation, qui a comme richesse de connaître ses failles et ses points faibles. Peut-être qu’en ce sens le couple saura être plus vigilant et s’avérera plus solide. Il y a peut-être, avec cette innocence perdue dans la rupture, l’émergence d’un couple plus mature.
Tout cela est au conditionnel, je n’en suis pas fondamentalement convaincue. Je crois que la rupture amoureuse détruit en grande partie l’élan vers l’autre et abîme la confiance. Mais heureusement, toutes les histoires sont singulières et imprévisibles !
Peut-on se réconcilier avec quelqu’un qui vous a fait du mal, après sa mort ?
C’est une question très sensible. Comment se réconcilier avec celui qui s’est enfui dans la mort, d’une certaine manière, sans prendre le temps de régler ses comptes ou sans en être capable ? J’ai lu qu’il existait au Japon des cabines téléphoniques où l’on s’adressait aux morts. Je crois qu’il se joue là quelque chose d’important.
Dans l’écriture, ou dans une parole qui peut se faire sur le mode d’un dialogue ou d’une prière, s’adresser à celui qui a refusé volontairement ou non la réconciliation peut être une manière de recoudre ce qui a été déchiré. Inscrire dans un récit ce que l’on a à dire, quand bien même ce récit reste secret, permet de clore ce qui restait inachevé. La douleur ne disparaît pas de manière magique, mais elle est consignée, ce qui la délimite, la circonscrit.
En quel sens la rupture est-elle une réparation ?
La rupture est une réparation quand elle nous permet d’en finir avec ce qui nous fait souffrir. Elle est libératrice quand elle nous défait d’un milieu, d’un mode de vie ou d’un personnage dans lequel nous étions malgré nous enfermé et qui nous rendait malheureux. Rompre avec son bourreau, qu’il s’agisse d’un adulte maltraitant, d’un collègue harceleur, d’amitiés destructrices, permet de réparer le sujet blessé. Avoir le courage de rompre est souvent le premier moment d’une réconciliation avec soi-même.
Rompre avec sa famille, avec son mari, rompre avec sa religion est parfois une manière d’assumer une identité qui était obligée de s’effacer devant des figures d’autorité et d’affirmer sa majorité, au sens où l’entendait Kant : se défaire des tutelles et oser penser par soi-même. Et j’ajouterai : vivre pour soi-même. La rupture s’inscrit alors dans un processus de maturité et dans une logique d’affirmation de ma liberté. Il faut se défaire des origines, des liens premiers liés à l’immaturité, pour exprimer son originalité propre. Cela peut passer par un détachement pénible mais nécessaire et, parfois, salvateur.
C’est une réparation au sens où il y a souvent, au principe de ce type de rupture, l’histoire d’un abaissement subi ou consenti à une relation aliénante, parfois humiliante. C’est la personne qui, en nous, a été blessée par cette relation que l’on répare en y mettant un terme ou en la transformant radicalement. C’est par fidélité à une certaine idée de soi qu’il faut rompre avec ceux qui nous empêchent d’être pleinement celui que nous avons le droit d’être.