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Bagdad, Fès, Tombouctou sont d’autres lieux de la vie philosophique (3/6)

Maîtresse de conférences à l’université de Paris-VIII, Nadia Yala Kisukidi est une exception dans le paysage français de la philosophie. L’une des très rares à enseigner la philosophie africaine au sein de l’institution universitaire. Sans pour autant se définir comme décoloniale, cette spécialiste de Bergson (Bergson ou l’humanité créatrice, CNRS éditions, 2013) invite à élargir le corpus habituel de la discipline afin de mettre en perspective la spécificité de la production occidentale et son ancrage singulier, et de comprendre comment la pensée européenne a pu se racialiser en racialisant les autres. En cela, à la suite de penseurs comme V.Y. Mudimbe ou, plus récemment, Achille Mbembe, elle s’inscrit dans ce courant qui montre les limites de la philosophie de l’universalisme telle qu’elle s’est façonnée depuis les Lumières. Il est reproché à cet universalisme de n’être pas parvenu à reconnaître l’existence de l’autre (l’Afrique) en le situant hors de la trajectoire et de la raison et de l’histoire (Hegel). Ces penseurs déconstruisent donc les pensées de la « bibliothèque coloniale » (Mudimbe) qui a façonné jusqu’à il y a peu encore des générations d’africanistes. Et cherchent à forger une nouvelle pensée critique réparant « l’injustice épistémique » dénoncée par le politiste Rajeev Bhargava, qui « survient quand les concepts et les catégories grâce auxquels un peuple se comprend lui-même et comprend son univers sont remplacés ou affectés par les concepts et les catégories des colonisateurs ».

Tribune. Quelle histoire raconte-t-on quand on raconte l’histoire de la philosophie ? Quand cette histoire commença-t-elle ? Qui sont les philosophes – les acteurs principaux de cette histoire ? Où se dresse la scène de leurs débats ?

Bagdad, Fès, Tombouctou sont d’autres lieux de la vie philosophique (3/6)L’histoire de la philosophie qu’on enseigne aujourd’hui en France dans les classes de terminale, à l’université, en classes préparatoires, convoque un récit précis. L’histoire de la philosophie, c’est celle de la raison, aux prises avec ses autres (les dieux, les mythes, les passions, la folie…). Elle commença en Grèce au Ve siècle av. J.-C., préfigurée par la naissance de la science hellénique dans l’école de Milet, un siècle plus tôt. Elle possède une figure tutélaire, Socrate. Et ses héritiers, multiples, s’épanouirent sur les terres européennes, particulièrement à l’époque moderne, dans trois grands Etats-nations, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne.

La philosophie possède ses langues, le latin, le grec, l’anglais, l’allemand, le français, pour déclarer l’unique vérité, universelle : philosopher est le propre de l’excellence humaine.

Une expression, devenue populaire, structure organiquement ce récit : c’est celle du « miracle grec ». Qu’elle soit utilisée comme simple métaphore pour rendre raison des conditions historiques exceptionnelles de l’éclosion d’un type de pensée scientifique et rationnel dans la Grèce Antique, ou sur un mode littéral pour installer un régime de nécessité (avant la Grèce et hors d’elle, il n’y avait rien et il ne pouvait rien y avoir), elle « recompose, pour le dire avec les mots d’Edouard Glissant dans Le Discours antillais (1981), la légitimité de la filiation ».

Un miracle ne se recommence pas – il énonce « l’unicité d’une vocation » : la conscience grecque possède ses héritiers fidèles, légitimes, qui installent et consolident les normes de la pratique philosophique, fixent sa tradition, en s’abreuvant constamment à sa source.

Au-delà de l’histoire qu’elle raconte, cette tradition trace avant tout une carte qui délimite le territoire de la vie de l’esprit. Catherine König-Pralong, dans un ouvrage important paru cette année, La Colonie philosophique (EHESS, 252 pages, 21 euros) montre que c’est au moment où la philosophie s’est constituée comme discipline universitaire en Europe, dès la fin du XVIIIe siècle, qu’elle s’est rapportée réflexivement à elle-même en se spatialisant – c’est-à-dire en s’européanisant.

Alain de Libera indique, dans l’article « Averroès, le trouble-fête » (je remercie ma collègue Farah Chérif-Zahar de m’avoir indiqué la référence de cet article), comment, avant la constitution de la philosophie comme discipline autonome, l’université médiévale a étouffé la pluralité des visages du « grand héritage antique ». La reconstruction de la Grèce philosophique, comme monde clos, pur de toute influence orientale et africaine, soutient un récit où la philosophie devient une manifestation du génie européen, excluant de la pensée analytique et rationnelle tour à tour monde arabe, Chine, Inde etc., au XVIIIe et au XIXe siècle.

Caractère discriminatoire

La cartographie du territoire philosophique se spécifie autour d’un double cadre cognitif et politique. Elle fixe les bornes entre le normal et le pathologique, c’est-à-dire entre un fonctionnement naturel de la raison et ses déraillements, ou ses mésusages possibles. Elle trace des frontières entre une humanité philosophique dont l’homme européen constitue le « type absolu », opposé aux simples « types anthropologiques » incarnés par tous les autres peuples du monde, pour reprendre les mots d’Husserl dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935).

L’histoire de la philosophie, c’est-à-dire le récit de sa genèse grecque et de sa filiation exclusivement européenne, qui s’est construite à l’époque moderne, revêt ainsi un caractère discriminatoire et identitaire.

Les exclus de la raison philosophique habitent, certes, ce que Glissant appelle l’« Europe hérétique » (femmes, enfants, fous, paysans, ouvriers, poètes, révoltés), mais ils composent, sans distinction, les périphéries européennes, c’est-à-dire le reste du monde. Dans le reste du monde, les manifestations de la raison sont impures, dégradées (simples sagesses ou religion) voire inexistantes (comme en Afrique – lieu sauvage de la déraison).

Déconstruire cette histoire de la philosophie, c’est paradoxalement la réhistoriciser, c’est-à-dire rappeler comment l’européanisation exclusive de la discipline est au cœur d’un récit qui possède lui-même une histoire impliquant la marginalisation de grandes traditions intellectuelles non-occidentales.

Mais c’est certainement faire plus que cela. En excluant le reste du monde de l’histoire de la raison, la philosophie a parfois produit ses propres déraillements. Elle a recomposé les cartes de la vie de l’esprit à partir d’anthropologies nettement racialisées dès le XVIIIe siècle. Elle a déliré sur le genre, les pauvres, les peuples, les langues et les territoires, établissant l’inaptitude de certains corps à l’abstraction, à la spéculation, au savoir.

Il y a une déraison de la raison philosophique – un macabre bêtisier – et c’est contre elle que s’est constitué un impératif qui exige plus qu’un simple travail de déconstruction, celui de sa nécessaire décolonisation. Décoloniser la philosophie, c’est-à-dire éclater les hiérarchies du savoir qui placent l’Europe au centre et décrètent l’inconsistance historique, culturelle et scientifique du reste du monde.

Au-delà de sa dimension déconstructiviste, critique, un tel projet invite à redessiner les cartographies de la vie intellectuelle à l’échelle globale.

Les traditions philosophiques ne suivent pas toutes la « trajectoire unique (la Bible et les Grecs) qui mène de Jérusalem à Athènes, avant de conduire à Rome, puis à Heidelberg, à Paris, ou à Londres »,rappelle le philosophe Souleymane Bachir Diagne dans En quête d’Afrique(s) (Albin Michel, 2018). Bagdad, Fès, Tombouctou sont d’autres lieux de la vie philosophique, mobilisant des univers de références multiples (islamiques, grecs, etc.), dont l’étude suppose la récusation de tout principe de dépréciation linguistique : il n’y a pas de langue naturelle de la philosophie ; le grec, d’abord, langue originaire, suivi de ses médiations linguistiques secondaires, latine puis européennes.

Réinvestir l’oralité

Il faut dès lors suivre les chemins empruntés par les lettrés, les enseignants, les théologiens, les savants hors d’Europe, se replonger dans les livres qu’ils laissèrent (commentaires philosophiques, traités, traductions), retracer l’histoire des grandes bibliothèques, comme le fait par exemple l’historien et politiste contemporain Ousmane Kane pour l’Afrique de l’Ouest. Sans contester la possibilité de réinvestir les voix/es de l’oralité philosophique, ce travail historique a l’avantage de contrer un préjugé tenace – celui du « vide textuel », censé justifier l’absence d’une vie philosophique et intellectuelle proprement africaine.

Dans un discours prononcé en 1961 lors de l’inauguration de l’université du Ghana « Flower of Learning », le président Kwame Nkrumah retrace l’histoire universitaire et intellectuelle de l’Afrique médiévale, évoquant les grands centres africains de production du savoir, Oualata, en Mauritanie, Djenné ou Tombouctou (au Mali), ou encore l’université de Sankore. En mettant en lumière l’histoire cosmopolite, plurilingue du continent africain, Nkrumah soulève deux questions, cruciales à l’époque des libérations nationales : quelle université désirons-nous ? Comment concevons-nous la finalité du savoir ?

Ces deux questions peuvent être réactivées, aujourd’hui, pour un tout autre contexte, celui de la France post-coloniale contemporaine, et pour une discipline, la philosophie.

En démontant les géographies de l’exclusion sur lesquelles repose le canon philosophique, c’est-à-dire l’idéal qui fixe ses normes en tant que pratique théorique (textes, auteurs, corpus etc.), on ne satisfait pas un pur désir de connaissance désintéressé, explorant de nouveaux territoires, ou s’ouvrant, généreusement, aux multiples visages de l’altérité. On produit une politique. La question, classique, des fins de la philosophie interroge les moyens qu’on se donne pour réinventer des manières de faire communauté, qui ne sont pas minés par les déraillements de la déraison.

En décrétant la mort de l’esprit dans les espaces non européens, un type d’historiographie philosophique a toutefois produit une conscience polarisée du monde, justifiant tous les préjugés, toutes les séparations. La contester et la remplacer apparaît avec une urgente nécessité. Telle est très certainement la tâche de l’université.

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