Banksy revisite Bonaparte et la notion de pouvoir

Au 41, avenue de Flandre, dans le 19arrondissement de Paris, sur les murs d’un logement social, un monumental pochoir de Banksy est protégé par un large Plexiglas des agressions du temps et de la rue. Détournant une œuvre iconique de la grande peinture, muséifiée, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, par Jacques-Louis David (1801), il représente une figure juchée sur un cheval cabré, en plein élan. Face au vent, son visage est dissimulé par un grand voile rouge qui l’aveugle aussi. Il a été réalisé en 2018 peu après la célébration de la Journée mondiale des réfugiés le 20 juin, avec une série d’autres œuvres éphémères : une invasion de Paris, comme les affectionne l’artiste.

C’est le rouge qui arrête le regard. La cape majestueuse s’est retournée contre Bonaparte, qui fait face au vent. Aveuglement de nos leaders politiques ? Dans le mouvement artistique de l’appropriation, la cape est devenue voile et la figure centrale évoque désormais une femme voilée. Peur de l’islam ? Quelques jours plus tard, l’œuvre est légendée sur Instagram, par Banksy lui-même, « LIBERTÉ, ÉGALITÉ, CÂBLE TV ». En lettres capitales, à la manière des écritures exposées qui ornent certains tableaux historiques de David et certains frontons des bâtiments publics pendant la Révolution et puis la IIIRépublique.

Orchestration médiatique

Perte des idéaux révolutionnaires et républicains ? A l’époque du tableau de David, Napoléon Bonaparte n’est encore que Bonaparte, premier consul, ce sont les valeurs de la Révolution française qu’il (ex)porte avec lui en Italie. Pas l’Empire. Pas encore. Cette devise serait-elle pervertie par les afflux d’images dont nous assomment les chaînes de télévision ? C’est ce que semble dire la photo que publie Banksy sur son compte et qui cadre aussi un jeune homme absorbé par son lumineux écran de téléphone.

Pourtant, ce pochoir n’a pas de sens sans l’orchestration médiatique qu’en fait son auteur : l’image est très vite publiée sur le compte Instagram de Banksy qui compte 4,5 millions d’abonnés. C’est ainsi qu’il signe son œuvre, qu’il crée l’événement et qu’il authentifie son travail — directement sur les réseaux sociaux. Au même moment, durant le mois de juin 2018, Beyoncé avait tourné le clip de sa chanson Apeshit au Musée du Louvre, où elle s’appropriait une autre œuvre iconique de Jacques-Louis David, Le Sacre de Napoléon (1807) (179 millions de vues sur YouTube) au nom cette fois d’un empowerment (« émancipation ») des corps féminins et noirs.

C’est ainsi que certaines œuvres iconiques, bien gardées dans les musées, se voient conférer une puissance politique renouvelée dans les clips, sur les réseaux sociaux, et sur les murs des villes. Dans leur ambivalence, ces images iconiques du pouvoir, transformées et détournées, nous invitent à réfléchir au pouvoir et à la valeur des images, aujourd’hui, dans nos sociétés médiatiques. Elles montrent de manière éclatante combien l’histoire en ses images reste aussi, avant tout, un enjeu pour le présent.

Par Charlotte Guichard, directrice de recherche au CNRS et professeure attachée à l’Ecole normale supérieure. Il vient de publier La Griffe du peintre. La valeur de l’art (1730-1820) (Seuil, 368 pages, 31 euros).

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