Banlieues : la dignité blessée des insurgés

Par Ulrich Beck , sociologue, professeur à l'université de Munich, auteur notamment de La Société du risque (Flammarion). Traduit de l'Allemand par Alexis Lacroix (LE FIGARO, 18/11/05):

La question décisive peut se formuler ainsi : que se passe-t-il avec ceux qui sont exclus du meilleur des mondes mondial ?
La mondialisation économique a conduit à une fracture planétaire qui traverse chaque nation. Par l'effet de cette fracture, les centres industrialisés, dominés par une forte croissance, côtoient de véritables déserts en termes de productivité. Et un tel phénomène ne se produit pas seulement «là-bas» en Afrique, mais également à New York, à Paris, à Rome, à Madrid et à Berlin. C'est partout l'Afrique. Ce continent est devenu le symbole de l'exclusion. Il existe une Afrique extérieure et de nombreuses Afriques, en particulier en Asie et en Amérique du Sud, mais aussi dans les métropoles d'Europe, dans lesquelles les injustices extrêmes liées à la mondialisation s'expriment avec une intensité particulière. Aussi, les significations apparemment intangibles des notions de «pauvre» et de «riche» connaissent une métamorphose accélérée.

Jadis, les riches avaient besoin des pauvres pour devenir riches. A l'heure de la mondialisation, les riches n'ont plus besoin des pauvres. C'est la raison pour laquelle les enfants français d'origine africaine ou nord-africaine pâtissent d'une complète absence de perspective dans les banlieues des grandes villes. Il faut bien voir que les notions de «pauvreté» et de «chômage», dans leur acception commune, sont issues du cadre national de la société de classes. Et qu'elles reposent de surcroît sur le postulat, de moins en moins valable et de plus en plus sujet à caution pour un nombre grandissant de populations, selon lequel la pauvreté résulterait de l'aliénation, et qu'en conséquence elle revêtirait une utilité, la misère des uns fondant l'opulence des autres.

A l'ombre de la mondialisation économique, de plus en plus de gens succombent à un désespoir sans rivages, dont la caractéristique est de rendre tout simplement superflue une catégorie entière d'individus. Ils ne forment plus une «armée de réserve» (ainsi que la nommait Marx), car l'économie peut désormais se passer d'eux. De surcroît, les gouvernants peuvent être élus sans leurs suffrages. Les jeunes relégués à l'état de citoyens superflus de leur existence sont des citoyens sur le papier ; mais, en pratique, ils sont des non-citoyens ; des non-citoyens exclus intellectuellement des mouvements ouvriers.

En Allemagne, mais aussi dans de nombreux autres pays, on croit obsessionnellement que les causes de la violence des jeunes issus de l'immigration sont à chercher dans leurs cultures d'origine. Les études empiriques de la sociologie la plus élaborée attestent du contraire : ce n'est pas un défaut d'intégration, mais sa réussite même, qui fait paradoxalement le lit de la haine et de la violence. C'est – plus exactement – la contradiction entre le degré d'assimilation culturelle et l'exclusion sociale de cette jeunesse. Ces adolescents assimilés, dont les parents sont venus s'installer dans nos pays, ne sont guère différents, par leurs aspirations et leurs idées, du reste des adolescents de leur classe d'âge : au contraire, ils sont particulièrement proches d'eux. C'est à l'aune de cette similitude que le racisme d'exclusion ressenti par ces groupes hétérogènes d'adolescents est une expérience si amère, et si scandaleuse pour tous les autres. En conséquence, les acteurs des révoltes de banlieue décrivent leur situation en recourant aux termes de dignité, de droits de l'homme et d'exclusion. Et, de manière significative, bien qu'ils soient chômeurs, ce n'est même pas au travail qu'ils font allusion.

Les élites économiques et politiques ne veulent pas renoncer au concept du «travail pour tous», ce qui les rend étrangement myopes devant l'ampleur de la désespérance qui gagne toutes les cités ghettos où vivent les citoyens «superflus», privés d'une existence normale reposant sur le salariat. Les partis de gauche comme ceux de droite, les nouveaux sociaux-démocrates comme les anciens, les néolibéraux comme les nostalgiques de l'Etat social ne peuvent pas admettre que, depuis déjà bien longtemps, dans un contexte de chômage de masse, c'est le travail qui, de grand instrument d'intégration, est devenu un mécanisme d'exclusion.

La vraie misère se manifeste de façon ultime à travers la hiérarchie des apprentissages : les «jobs» destinés aux adolescents peu qualifiés ont été automatisés ou délocalisés. Ainsi, l'école élémentaire est menacée, dans toute l'Europe, de devenir une prison derrière les murs de laquelle les groupes sociaux les plus humbles sont condamnés pour la vie au chômage et à l'aide sociale. L'apprentissage, qui engendre des situations de superfluité, devient une usine à «violence moléculaire», selon l'expression de Hans Magnus Enzensberger. Malgré tout, la politique et la science, sous l'empire de l'orthodoxie du plein-emploi, s'obstinent à refouler une interrogation essentielle : dans quelle mesure des hommes qui n'ont pas de travail peuvent-ils donner du sens à leur existence ? Des solutions politiques telles que la discrimination positive ne sont pas mises en oeuvre, parce que, fondamentalement, nous sommes là en présence de luttes pour la reconnaissance culturelle. Très différentes des conflits ayant pour enjeu la redistribution matérielle, dans lesquels l'un gagne ce que perd l'autre, les luttes pour la reconnaissance sont des jeux où tout le monde peut gagner. Le présupposé, c'est que l'image qu'a d'elle-même une société fondée sur le culte de la majorité soit substantiellement modifiée.

Mais c'est l'inverse qui se produit : le racisme ingénu des faux concepts va tellement de soi que plus personne ne le remarque. On parle ainsi, par exemple, d'«immigrés», en passant sous silence le fait qu'il s'agit de Français. On incrimine l'islam, quitte à méconnaître la mécréance de nombreux émeutiers. Nous sommes donc bien face à une insurrection profondément française des citoyens «superflus» contre leur dignité blessée. Des citoyens qui réclament le droit, d'être à la fois égaux et différents. Le degré minimal de reconnaissance devrait justement consister à ne pas interpréter de façon triviale l'incendie de haine qui menace de s'étendre sur toute la planète. Mais même cela, c'est sans doute encore trop exiger.

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