Barcelone-Charlottesville : la crise des cultures

Alors que l’on évacuait les derniers traumatisés, je me dirigeais vers les Ramblas, la fameuse promenade de Barcelone où, une fois de plus, un nouveau «soldat de l’Etat islamique» venait de lancer son véhicule sur la foule. A peine quelques minutes plus tôt, la nièce de ma femme devait rejoindre des amis et je l’avais déposée à peu près au point d’origine de l’attentat, près de la place de Catalogne. Une fois encore le déjà-vu, l’effroi, comme lors du massacre du Bataclan en 2015 à Paris, tout à côté de là où ma fille habitait à l’époque. Plus loin au sud, sur le bord de mer, une voiture transportant cinq kamikazes issus du même groupe, armés de couteaux, a fauché une femme avant que la police ne les tue. L’un d’eux, un adolescent, avait posté sur Internet deux ans plus tôt : «Le premier jour où je serai roi du monde, je tuerai les infidèles, n’épargnant que les musulmans qui obéissent à la religion.»

Le Premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, a déclaré que «nos valeurs et notre mode de vie triompheront» - tout comme Theresa May, la Première ministre britannique, avait déclaré «nos valeurs vaincront» en mars, lorsqu’un autre criminel de bas étage avait traversé en voiture le pont de Westminster, fauchant, tuant et blessant des piétons. A la télévision, les commentateurs ont répété ces platitudes avant de s’écharper les uns les autres au motif que personne ne sait comment empêcher ces attentats que tout le monde pouvait prévoir.

A Charlottesville la semaine dernière, les violences et le meurtre commis presque au hasard par un suprémaciste blanc ont engendré une terreur douloureusement familière, puisque la tuerie imitait les récentes attaques à la voiture-bélier perpétrées par l’Etat islamique à Londres, Nice et Berlin. «Quelque chose montait en lui, raconte l’ex-professeur d’histoire du conducteur coupable. Il avait une fascination pour le nazisme, les idées du suprémacisme blanc… J’avoue que j’ai échoué… Mais nous tenons là un moment riche d’enseignements : nous devons être vigilants là-dessus, parce que tout ça est en train de déchirer notre pays.» En parlant de violence venue de «diverses parties» («many sides»), le président américain a relativisé la culpabilité des partisans du suprémacisme blanc et a manqué une occasion d’apaiser la nation.

Partout dans le monde, les valeurs de la démocratie libérale et ouverte semblent perdre de plus en plus de terrain face à celles de l’islam radical et des ethno-nationalismes, étroits d’esprit et xénophobes. Soudés dans une alliance tacite, ils sapent les sociétés contemporaines comme le faisaient les fascistes et les communistes dans les années 20 et 30 en démolissant les valeurs républicaines.

Il ne s’agit pas d’un «choc des civilisations» mais d’un effondrement des structures et des liens sociaux. Car le violent extrémisme ethno-nationaliste et le terrorisme jihadiste transnational représentent non pas la résurgence de cultures traditionnelles, mais leur démantèlement : des jeunes, détachés de traditions millénaires, se débattent en tous sens en quête d’une identité sociale qui puisse leur valoir la gloire et donner à leur vie sens et importance. C’est là le revers sombre de la mondialisation. Les individus se radicalisent pour trouver une identité ferme dans un monde aplani. Dans cette nouvelle réalité, les lignes verticales de communication entre les générations sont remplacées par des liens horizontaux de pair à pair (peer-to-peer) qui peuvent s’étendre aux quatre coins du monde, bien qu’ils prennent place dans des canaux d’informations et d’idées étroits. Sans une profonde prise de conscience, sans une orientation forte - non pas un message de masse fait de «contre-récits», mais un engagement, une implication personnelle - nous risquons d’attiser de violentes passions, probablement à notre détriment mais aussi au détriment d’autres personnes ailleurs dans le monde.

L’obligation de prendre part au jeu de la «destruction créatrice» dicté par le marché, qui promeut sans cesse l’innovation et le changement, se solde bien souvent par une addition personnelle et sociale très salée. C’est d’autant plus vrai pour les communautés et les territoires qui doivent s’adapter très vite et dont les aspirations n’ont que très peu de chances de se réaliser. Là où les valeurs spirituelles des communautés traditionnelles, des religions et des cultures séculaires ont été éclipsées par de nouvelles institutions instables ou corrompues, une violence rédemptrice tend à surgir de l’anxiété et de l’aliénation qui en résultent.

Dans la Peur de la liberté (The Escape from Freedom), Erich Fromm, philosophe humaniste, avance que l’anxiété engendrée par ce que Kierkegaard appelait «le vertige de la liberté» ainsi que la disruption sociale qu’elle entraîne ont poussé beaucoup de citoyens à préférer des systèmes autoritaires, comme le nazisme et le stalinisme, à l’incertitude. Les travaux de mon équipe de chercheurs sur la radicalisation chez les jeunes semblent confirmer cette théorie. En Hongrie, nous observons parmi la jeunesse un large soutien à l’appel lancé par le gouvernement pour la restauration de la «cohésion nationale» perdue depuis la chute du régime fasciste de Miklós Hothy lors de la Seconde Guerre mondiale, et pour l’éradication des «valeurs du cosmopolitisme». En Irak, pratiquement tous les jeunes interrogés, libérés de l’Etat islamique à Mossoul, avaient initialement bien accueilli l’EI pour la stabilité et la sécurité (et même pour ses punitions brutales) qu’il apportait et qui contrastaient avec le chaos postérieur à l’invasion américaine du pays. En Europe de l’Est, les populations rejettent de plus en plus la démocratie, perçue comme une compétition entre diverses valeurs qui divise «la nation». Au Moyen-Orient, «la loi de Dieu» est la valeur qui préserve l’intégrité de l’individu autant que de la société. D’après le World Values Survey, la majorité des Européens n’estime pas que la démocratie soit«d’une importance absolue» et, dans nos recherches en France et en Espagne, nous notons plutôt une absence de volonté de sacrifier quoi que ce soit pour la démocratie, là où, chez les partisans du jihad, existe au contraire la volonté de se battre et de donner sa vie.

Pour évacuer le chauvinisme et la xénophobie qui ont nourri deux guerres mondiales, nombreux sont les responsables politiques et médias occidentaux qui se contentent de taxer de «racisme» ou d’«intolérance» la préoccupation qu’ont certains pour l’identité nationale ou la préférence culturelle. Il faudrait plutôt chercher des alternatives et ne pas laisser la défense d’un patriotisme sincère et d’une certaine préférence dans les valeurs - y compris religieuses - à des groupes politiques extrêmes. Au contraire, on assiste à un certain aveuglement, digne de l’autruche, face à ces préférences universelles qu’ont les humains pour «les leurs». La résolution de ces conflits qui semblent insolubles exige un engagement intime de chacun, sur le long terme, l’exploration des limites de sa tolérance et de son respect. Comme me l’a dit un imam qui avait été recruteur pour l’EI : «Les jeunes qui sont venus vers nous, on ne leur faisait pas la leçon comme à des gamins stupides… Il faut leur donner un message qui soit positif.» Il avait ajouté que ce message devait s’insérer dans un cadre culturel qui inspire les jeunes «du plus profond de leur cœur».

Mais quel message ? Après avoir vaincu le fascisme et le communisme, nos vies sont-elles tombées par défaut dans une quête matérialiste du confort et de la sécurité, ne nous laissant comme unique alternative l’illusion d’un retour à un «âge d’or» qui n’a jamais véritablement existé et le souhait de modes de vies immuables ? Pour certains, le ré-enchantement passe peut-être par un ré-ancrage communautaire de nos propres valeurs : gouvernements représentatifs, égalité d’accès à la participation, égalité devant la loi, liberté des débats. Il existe des valeurs qui ont été autrefois tenues pour «sacrées» (comme l’a écrit Jefferson dans la première version de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis) mais qui semblent aujourd’hui usées et galvaudées (si on en juge par la participation aux élections et par l’état du débat public). Préserver ce qu’il reste encore de la faune et de la flore planétaires et éviter les catastrophes écologiques peut donner à d’autres une direction nouvelle. La génération à venir, si on le lui permet, offrira peut-être des manières entièrement nouvelles de comprendre, d’honorer et d’améliorer notre vie commune, avec des groupes plus vastes et plus inclusifs.

Mais il n’est pas de message à opposer aux extrémismes qui puisse exister dans un vide social, en flottant uniquement dans l’espace abstrait de «l’idéologie». Les formes et les moyens de sensibilisation sont d’une importance critique et exigent une connaissance intime des communautés à risque ainsi que leur participation. Le plus souvent, les individus qui rejoignent un groupe radical le font par l’intermédiaire de liens sociaux préexistants qui recouvrent des villes et des quartiers précis. Cette concentration suggère que le recrutement ne doit pas ses succès à des appels personnels directs visant des individus et émis par des agents de l’organisation, ni à l’exposition individuelle aux réseaux sociaux en ligne (qui se révélerait par un schéma de recrutement plus dispersé). Au contraire, ce recrutement implique souvent, de façon cruciale, différents groupes : famille, amis, individus présents dans les mêmes lieux spécifiques (quartiers, universités ou prisons). Cela montre bien que l’approche qui conviendrait le mieux relève plus des problèmes de santé publique que des problèmes de criminalité. Nos recherches sur les attentats inspirés par l’EI en Europe occidentale montrent que les tentatives d’individus directement missionnés par Daech, qui ne reposaient sur aucune implication de connexions sociales préexistantes, ont en majorité échoué. A l’inverse, plus cette implication est large et importante (y compris par le support tacite et légal qui prend la forme d’un refus de coopérer avec les forces de sécurité), et plus les attentats touchent leur but, comme on l’a vu en Belgique et en France. Nos recherches actuelles révèlent des liens distendus mais multiples entre les cercles jihadistes de Barcelone, ceux du reste de l’Europe occidentale, du Maghreb, du Levant et au-delà, liens qui remontent bien avant le 11 septembre 2001.

En matière de sensibilisation, il est absolument nécessaire de se concentrer sur la jeunesse, qui forme le gros des recrues radicalisées d’aujourd’hui mais représente aussi les populations vulnérables de demain. Les volontaires d’Al-Qaeda, de l’Etat islamique et de nombreux autres groupes nationalistes extrémistes sont souvent des jeunes à un stade de transition dans leur vie - immigrants, étudiants, individus entre deux emplois et qui ne sont pas encore en couple. Ils ont quitté un foyer et sont en quête d’une nouvelle famille, d’amis et de compagnons de route autant que de sens et d’objectifs. Cependant, actuellement, la jeunesse - et les jeunes hommes en particulier (mais les jeunes femmes aussi, de plus en plus) - est considérée comme un problème qu’il s’agit d’aplanir à grands coups, et non comme une force créative, contenant en elle-même la promesse d’une solution à l’extrémisme violent. La capacité à comprendre et à prendre à bras-le-corps les réalités auxquelles les jeunes issus de régions et de contextes divers font face sera déterminante pour l’avenir du fléau transnational qu’est l’extrémisme violent : il peut persister, s’enflammer, ou diminuer.

Scott Atran est l’auteur de Talking to the Enemy, Faith, Brotherhood, and the (Un)Making of Terrorists, (HarperCollins, 2010). Il s’est adressé au Conseil de sécurité de l’ONU avec une communication au titre de «Jeunesse, extrémisme violent et promotion de la paix». Traduit de l’anglais par Judith Strauser.

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