BCE : la transgression légitime ?

« Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? » Cette question est bien sûr celle du fameux essai de Paul Veyne. Elle a aujourd’hui quelque chose de piquant : alors que depuis cinq ans la Grèce est au centre d’intenses tractations autour de la renégociation de sa dette, la coexistence des différents « programmes de vérité » dont parle l’helléniste semble en quelque sorte réactivée plus de deux mille ans plus tard.

Face à un pays qui, plus que jamais avec le gouvernement Tsipras, sait utiliser toutes les subtilités du poker menteur, la Banque centrale européenne (BCE) a achevé d’assumer un rôle nouveau bien éloigné de celui qui lui était fixé depuis sa création en 1998. Depuis 2008 en effet, la BCE a incontestablement étendu son action au-delà du simple objectif de stabilité des prix, de façon plus ou moins avouée et subtilement cachée.

Se saisissant non seulement d’autres fonctions classiques des banques centrales (soutien à la croissance, financement des Etats, supervision bancaire, supervision des changes), mais aussi de celle d’instance supranationale opérant un contrôle sur les actions des gouvernements à travers son pouvoir de coercition, la BCE est sortie de sa stricte fonction initiale de maîtrise de l’inflation qui justifiait seule sa très grande indépendance.

Fondée sur le modèle de la Bundesbank, la BCE s’en est aujourd’hui incontestablement éloignée, le paroxysme ayant peut-être été atteint en 2011 lorsqu’elle a adressé cette lettre à Berlusconi rendue publique où elle indiquait jusqu’aux moyens à privilégier pour faire voter les réformes…

Crise démocratique de certains pays

La BCE manque clairement de légitimité politique dans la mesure où elle ne remplit pas les deux conditions nécessaires à un pouvoir acceptable dans une société de droit : la dépendance au suffrage populaire et l’existence d’un contre-pouvoir. Néanmoins, dans le droit fil de ce que suggérait déjà en 2008 l’historien Pierre Rosanvallon, il semble possible de défendre l’idée selon laquelle la BCE constitue, avec d’autres institutions, une autorité indépendante devenue nécessaire au contexte actuel.

Si la BCE agit incontestablement en transgression de son mandat, celle-ci peut cependant être considérée comme justifiée, eu égard à la situation exceptionnelle que nous connaissons. Le problème du glissement de rôle de la BCE n’est en effet que le pendant d’une question plus fondamentale : celle de la crise démocratique de certains pays européens.

En plus de l’affaiblissement du système représentatif (rupture entre les élites et le peuple, indifférence envers le politique, etc.), nous assistons dans de nombreux pays au renforcement de cercles vicieux démagogiques (déjà bien décrits par Platon !) où le processus démocratique produit une surenchère clientéliste. À une action politique conçue comme vision stratégique de long terme capable d’être déclinée en des moyens réalistes est substituée une logique de prestataire chargé de délivrer tel ou tel avantage à telle ou telle catégorie dotée d’influence.

Dans ce contexte, les Etats sont encouragés à adopter au niveau européen des stratégies de passager clandestin. De même que, selon l’économiste Frédéric Bastiat (1801-1850), l’Etat est « la grande fiction à travers laquelle chacun s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », l’Europe court le risque de devenir celle à travers laquelle « chaque Etat s’efforce de vivre aux dépens des autres Etats », aucun n’assumant le coût de son impéritie.

Culpabilité collective

Corollaire de cette posture : la diffusion par les responsables de l’idée selon laquelle la dette est avant tout un phénomène exogène, voire la conséquence d’une sorte de mécanisme pernicieux d’asservissement de pays victimes, et non le fruit logique de déséquilibres structurels auxquels les politiques successifs n’ont jamais voulu apporter de solution réelle, le recours à l’emprunt se révélant politiquement moins coûteux.

La question épineuse des moyens efficaces du sauvetage de la Grèce ne doit pas cacher l’immense culpabilité collective d’une classe politique qui avait, on s’en souvient, truqué les comptes publics. Certains auteurs comparent la BCE actuelle à la créature du docteur Frankenstein. Elle ressemblerait plutôt au Léviathan dont parlait Hobbes : les Etats sont, dans une communauté, comme les individus en société ; ils doivent déléguer une partie de leur liberté à une sorte de coordinateur disposant de pouvoirs de contrainte.

La neutralité et la légitimité de la BCE seraient ainsi, pour en revenir à Paul Veyne, une sorte de mythe auquel il serait utile de faire semblant de croire… Ce nouveau rôle de la BCE, non prévu en principe, permettrait l’imposition d’une discipline que les Etats, par la déliquescence de leur système représentatif, ne peuvent s’appliquer seuls. Resterait malgré tout à combler le préoccupant déficit démocratique de l’institution, en la soumettant à un contrôle plus rigoureux du Parlement européen par exemple.

Ajoutons enfin qu’avec son contrôle budgétaire des Etats de plus en plus rigoureux, l’action de la Commission européenne pose un problème identique et pourrait être justifiée de la même façon.

Olivier Babeau (Professeur à l’université de Bordeaux, Fondation Concorde)

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