Benoît XVI rattrapé par la modernité

S'il est une chose que le pape Benoît XVI n'a cessé de répéter, tout au long de son pontificat, c'est que le christianisme devait allier la foi et la raison.

Dans cet ordre, car pour lui, la foi doit éclairer la raison qui ne peut se suffire à elle-même. C'est pourquoi il ne cessait de s'inquiéter de "l'absence de Dieu" chez nos contemporains.

La décision qu'il vient de rendre publique, celle de renoncer à sa charge parce qu'il ne s'en sent plus la force, s'inscrit exactement dans cette ligne : il ne lui est pas apparu raisonnable de se maintenir sur le siège de Pierre.

Les défis à relever pour l'Eglise sont immenses, et les capacités qu'il pouvait personnellement mettre en œuvre pour la conduire dans cette période de mutations accélérées, insuffisantes.

Le paradoxe et la nouveauté de cette décision, prise, comme le pape l'a souligné, au terme d'un long processus non seulement de réflexion mais aussi de prière, c'est qu'elle éclaire le rapport entre la foi et la raison d'une manière qui n'est sans doute pas celle qui transparaissait dans les textes mêmes du pape.

PLUS PHILOSOPHE QUE THÉOLOGIEN

Dans ces textes, le souverain pontife, plus philosophe que théologien, mettait toujours en avant la vérité, comme un corpus principiel, qui s'imposait à la raison ; c'était à partir de la vérité que l'homme devait penser s'il voulait accéder à la plénitude.

Et de ce fait, Benoît XVI critiquait fortement le primat contemporain de "l'expérience" personnelle. Il voyait dans le penchant actuel à survaloriser l'expérience au détriment de la doxa l'une des causes du relativisme qu'il pourfendait.

Or, c'est bien l'expérience, son expérience personnelle, celle qu'il faisait de sa charge qui a conduit Benoît XVI à poser un choix différent de quasiment tous ses prédécesseurs, et notamment de Jean Paul II.

Pour eux, la condition physique n'était pas un argument, tout simplement parce que la foi dictait que Dieu suppléait par la puissance de son Esprit saint aux éventuelles défaillances de son serviteur.

Ou encore parce que ces faiblesses étaient considérées comme une grâce mystérieuse.

LE PAPE DEVAIT MOURIR SOUS LA TIARE

Au nom d'une sotériologie fidéiste qui dit que "tout est grâce", il fallait poursuivre l'exercice du ministère pontifical jusqu'à son dernier souffle.

Dit dans le langage de la foi du charbonnier, cela revenait à considérer que puisque Jésus de Nazareth ne s'était pas épargné la mort sur une croix, le pape devait mourir sous la tiare. On avait là un puissant facteur d'immobilisme et de conservatisme.

Par sa renonciation, Benoît XVI renverse totalement cette perspective, et sans doute revient-il, au terme de son pontificat, à la dynamique qui avait été la sienne à l'époque du Concile Vatican II, assignant à la raison et à l'expérience une fonction critique à l'égard de l'usage qui peut être fait de la doxa.

Autrement dit, le réel interroge, sinon le contenu même de la foi, du moins la manière dont elle est formulée, l'idée que l'on s'en fait et la manière dont on en use.

Le pape vient de dire qu'il ne suffisait pas de croire intensément, et avec bonne volonté, en Dieu pour exercer sa charge, mais qu'il était bon et nécessaire de s'interroger sur l'idée que l'on se faisait de la volonté de Dieu afin de ne pas se leurrer ni de leurrer les autres.

C'est la crédibilité même de la foi qui est au cœur de la décision qu'il a prise.

DÉNONCIATION DE LA PERVERSITÉ

C'est sans doute, en amont des réformes "politiques" dont l'Eglise a besoin, le principal enjeu du christianisme dans le monde contemporain.

Après les élans réformateurs du Concile, on a vu l'Eglise, déstabilisée par l'avancée presque inexorable de la société libérale, mondialisée et sécularisée  – née en bonne partie des effets libérateurs de la prédication évangélique –, rechercher un second souffle dans un retour à des formes religieuses passées (pas si anciennes cependant) et à un repli communautaire nettement fidéiste.

Dieu sauverait le "petit reste" des croyants qui sauraient s'inscrire en faux contre le libéralisme athée. La dénonciation de la perversité du monde – la croisade contre le "mariage pour tous" en est le dernier exemple – évitait de s'interroger sur le rôle que l'on faisait jouer à Dieu, et sur la manière dont était rendu le témoignage évangélique.

La décision du pape – même s'il pense qu'il faut à la tête de l'Église un homme plus fort que lui pour combattre une société libérale qu'il ne cesse de condamner depuis les années 1970 – remet en fait profondément en question cette posture inquiète, "restauratrice" et régressive.

UNE DÉCISION EN SON ÂME ET CONSCIENCE

C'est bien l'individu Joseph Ratzinger qui prend sa décision en âme et conscience. C'est bien la liberté de cet individu qui s'impose à toute l'Eglise.

C'est bien la raison qu'il applique à l'analyse de la situation à laquelle il est confronté, qui le conduit à penser qu'une certaine idée de la foi ne suffit pas à faire face aux problèmes.

En ce sens, Benoît XVI s'inscrit dans le mouvement fondateur d'une modernité qu'il a beaucoup critiquée. Sa décision fait signe que ce n'est pas hors de cette modernité que peut se rendre le témoignage de la foi.

Tel est finalement le principal défi devant lequel se trouve l'Eglise. Comment manifester que la posture chrétienne – celle qui surgit dans l'histoire avec Jésus de Nazareth – peut-être, au cœur même de cette modernité, et non pas hors d'elle ou contre elle, un moteur de transformation du monde et d'accomplissement personnel et collectif ?

C'est bien parce qu'après les avancées de Vatican II, les chrétiens n'ont pas su répondre à cette question que, partout où la société libérale a progressé, les Eglises se sont vidées.

C'est à partir de là seulement que les interrogations nécessaires sur l'organisation politique de l'Eglise et de la définition des ministères pourront trouver des réponses dynamiques et pertinentes.

Le geste de Benoît XVI invite les chrétiens à tourner le dos au fidéisme pour se demander comment il est raisonnable de croire et d'agir pour que le monde puisse trouver les chemins de son avenir, dans la justice, la liberté et la paix, puisque tel est bien le mouvement de la prédication évangélique. A eux d'être, de nouveau, résolument modernes.

Jean-François Bouthors, éditeur et écrivain

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