Bien plus que d’un “green deal”, l’Europe a besoin d’une politique énergétique commune

Alors que la nouvelle Commission européenne s’apprête à entrer en fonction, elle devra, comme ses devancières, affronter un paradoxe inscrit au cœur de la construction européenne : il n’y a pas de politique énergétique européenne. En effet, bien que l’énergie ait été placée à l’origine de la construction européenne, en particulier avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et le traité Euratom, l’Union européenne ne mène aucune politique énergétique digne de ce nom. Ce paradoxe a survécu au traité de Lisbonne (2007), qui, cherchant pourtant à accroître l’influence européenne en la matière, a inscrit l’énergie au rang de « compétence partagée » mais non fédérale.

Disons-le tout net : la question énergétique est trop centrale pour les économies et les sociétés, elle recouvre trop d’enjeux pour pouvoir être fédéralisée comme la monnaie ou le marché intérieur. Les Etats membres le savent qui, à peine le traité de Lisbonne entré en vigueur, ont rappelé avec netteté que le mix de production énergétique demeurerait de leur seule compétence. En témoigne également les continuels affrontements entre la Commission et les Etats membres, le moindre n’étant pas l’opposition des capitales à la volonté de la Commission sortante de pousser l’idée de mutualiser les approvisionnements en hydrocarbures.

Le nucléaire, partie de la solution

Dans un tel contexte, la situation est-elle satisfaisante ? Sans doute pas, car ce qui tient lieu de politique énergétique en Europe se limite à deux dimensions, elles-mêmes insuffisantes.

La première dimension est évidemment la concurrence, cœur de la construction européenne. Pour l’Union européenne, une bonne politique énergétique, c’est d’abord un marché énergétique unifié où la concurrence joue à plein, éliminant les entreprises inefficaces, baissant et uniformisant les prix. Les fers de lance de cette politique ont été, d’une part les « paquets énergétiques » des années 2000 qui ont progressivement ouvert les marchés et, d’autre part, l’action continue de la direction générale de la concurrence pour traquer cartels, abus, aides d’Etats injustifiées et fusions non concurrentielles.

Mais cette approche a largement montré ses limites. La Commission ne veut pas voir que les spécificités nationales – et parfois infranationales pour les Etats fédéraux – demeurent. A l’inverse, elle s’agace de la lenteur de certaines évolutions, ne voulant pas admettre par exemple – elle devrait s’en féliciter – que dans un pays comme la France la concurrence se développe bien sur les marchés situés à l’amont (gros) et à l’aval (clients finaux).

Elle ne prend nullement en compte le comportement de passager clandestin d’acteurs tels que les entreprises chinoises, qui ne sont pas directement soumises aux règles de la concurrence.

La seconde dimension est la question climatique. Non pas, à l’évidence, qu’il faille la mépriser. Encore faut-il être capable de la regarder avec pragmatisme, voire honnêteté. A cet égard, s’il est évident que l’énergie nucléaire n’est pas LA solution aux défis climatiques, il est non moins évident – même le Groupe intergouvernemental d’études sur l’évolution du climat (GIEC) a fini par l’admettre – qu’il fait partie de la solution.

Germanophilie

En ce domaine, la Commission, pour des raisons qui tiennent à la fois à sa germanophilie et à l’agacement que suscite un système énergétique français il est vrai plus concentré que chez nos voisins, ne veut pas voir que si chaque Français émet moins de CO2 que son voisin allemand, c’est l’énergie nucléaire qui le permet. En la matière, est-il par ailleurs nécessaire d’avoir à la Commission deux directions générales dédiées (DG énergie et DG climat), qui se parlent peu car elles n’ont pas les mêmes approches ?

Dans ce contexte, la prochaine Commission devra faire évoluer son approche en matière énergétique, en prenant en compte d’autres considérations que le changement climatique et la concurrence. En voici au moins deux.

D’abord, la Commission devra mieux prendre en compte la question des coûts énergétiques. C’est évidemment le cas en matière de coût final pour le consommateur, comme la crise des « gilets jaunes » l’a spectaculairement rappelé. C’est aussi le cas pour l’industrie européenne, dont la survie dans le monde ultraconcurrentiel qui est le nôtre dépend pour partie du prix de l’énergie. En la matière, plusieurs erreurs ont été commises.

L’une d’entre elles est la sortie précipitée du nucléaire en Allemagne, qui a des effets délétères sur la facture énergétique domestique.

Réalités économiques

Plus largement, si la volonté européenne d’être neutre en carbone à l’horizon 2050 est évidemment louable au plan des principes, elle n’en soulève pas moins des difficultés considérables. Rechercher la neutralité carbone est donc nécessaire, mais en faire le seul et unique objectif ferait fi, en l’état connu des techniques, des réalités économiques.

Ensuite, alors que la fragmentation du monde, l’ampleur des dissensions, y compris entre alliés, et le retour des politiques de puissance sont bien les caractéristiques durables de notre époque, il est temps que l’Union européenne regarde les questions énergétiques à travers le prisme de la souveraineté. Ces dernières années, la Chine a pris des positions importantes dans des entreprises de réseaux énergétiques – mais aussi en Russie ou aux Etats-Unis –, ce dont les Etats membres et la Commission prennent à peine conscience. En la matière, il faudra passer de l’inquiétude aux actes et penser clairement des dispositifs de protection des infrastructures énergétiques essentielles, au sens politique et non économique du terme.

C’est dire que l’Europe, bien plus que d’un « green deal », a besoin de traiter enfin la question énergétique dans toute sa complexité. Ceci ne signifie nullement fédéraliser la politique énergétique. Chaque Etat membre devra agir de son côté, mais tous devront agir ensemble. Pour la Commission, confrontée aux dissensions entre Etats membres et à la rigidité de ses structures internes, le défi sera particulièrement difficile à relever.

Bruno Alomar a travaillé au cabinet du commissaire européen à l’énergie. Il est l’auteur de « La Réforme ou l’insignifiance, dix ans pour sauver l’Union européenne » (Editions de l’école de guerre, 2018).

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