De nouvelles explosions de violence ont remis sur le devant de la scène la question des Rohingya de Birmanie. La cause paraît entendue : une minorité ethnique musulmane non reconnue par son Etat, contrainte au statut d’apatride, et effroyablement maltraitée – le terme de génocide est de plus en plus souvent agité par les ONG et médias occidentaux aussi bien que dans le monde musulman. Le nouveau pouvoir birman, pourtant animé par le Prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, accomplirait là par son inaction une véritable trahison de ses idéaux démocratiques.
Que les musulmans de Birmanie subissent depuis des années de graves persécutions ne fait aucun doute. Elles ont fait au total des centaines de morts, et ont dans certains cas pris l’allure de véritables pogroms. Un peu partout, des éléments extrémistes du clergé bouddhiste organisent le boycott des nombreux commerces musulmans.
Artefact récent
Et, dans la province occidentale de l’Arakan, celle où les musulmans sont proportionnellement les plus nombreux, les exactions ont entraîné un exode massif, dans des conditions souvent lamentables, soit vers le Bangladesh frontalier, soit par bateau vers la Thaïlande ou vers d’autres terres islamiques supposées plus accueillantes comme la Malaisie ou l’Indonésie.
Mais cela ne doit pas empêcher de garder quelque distance vis-à-vis des discours des leaders rohingya et de leurs stridents défenseurs. L’appellation « rohingya » elle-même a tout d’un artefact récent. L’administration britannique n’en fit jamais état, alors même que toute la construction de la Birmanie coloniale reposait sur une savante et très complète classification ethnique. La première mention connue de Rohingya, en 1798, semble désigner les serviteurs musulmans d’un prince indien défait, déporté avec sa cour en Arakan.
C’est dans les années 1930-1940 que les étudiants musulmans de l’université de Rangoon s’affublèrent du nom de Rohingya, dans le contexte des âpres luttes menant à l’indépendance (1948), qui vit les Birmans bouddhistes majoritaires (ou Bamars) se heurter aux groupes ethniques ou religieux originaires du sous-continent indien, plutôt favorables aux Britanniques.
Commune pauvreté
Cependant, les musulmans ne cherchèrent pas, jusqu’aux années 1960, à se regrouper sous une bannière ethnique. Ceux, très assimilés, qui vivaient dans le pays depuis de nombreux siècles se distinguaient par contre des Bengalis, musulmans (et parfois hindous), immigrés depuis l’Inde durant la longue période (1824-1937) où l’Arakan, puis la totalité de la Birmanie, constituèrent de simples provinces de British India.
La grande majorité des musulmans de Birmanie est certes d’origine indienne plus ou moins lointaine mais, des siècles durant, leur installation – tout comme celle de nombreuses autres communautés – ne posa guère de problèmes, en particulier dans le royaume d’Arakan, qui constituait une manière de zone de transition entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, et comprenait d’ailleurs une partie de l’actuel Bangladesh, en particulier son grand port, Chittagong.
On retrouve la trace de cet Etat plurinational, détruit par la Birmanie à la fin du XVIIIe siècle, quelques décennies avant la conquête britannique, dans la présence des mêmes populations de part et d’autre de la frontière birmano-bangladaise. Une part du présent drame provient de la marginalisation de ce territoire, à la fois relégué dans des confins oubliés par le développement, et divisé arbitrairement, l’Arakan birman étant privé de son principal débouché maritime. Les Arakanais, aujourd’hui si divisés, sont au moins réunis par leur commune pauvreté, qui les pousse, tous groupes confondus, à émigrer soit vers le centre de la Birmanie, soit (souvent par mer) vers les pays proches.
Politiciens démagogues
On est donc conduit à s’interroger sur la pertinence de la mise en avant de l’évanescente ethnicité rohingya. Elle peut apparaître contre-productive pour ceux-là même qu’on prétend défendre. D’abord, comme par un fatal jeu de miroir, elle conforte la substitution à l’identité arakanaise pluraliste d’une nouvelle identité birmano-bouddhiste, exclusiviste et à l’occasion violente, qui sépare des populations qui vivaient jusqu’il y a peu en bonne intelligence, et fait des plus faibles – les musulmans – des étrangers privés des droits élémentaires dans le pays où la plupart sont nés.
Les tensions actuelles portent certes la marque de politiciens démagogues jouant sur une fibre nationaliste (historiquement associée au bouddhisme dans la lutte anticoloniale) très présente en Birmanie. Mais, dans une tradition remontant aux Britanniques, et reprise par les régimes suivants, la reconnaissance d’un groupe ethnique numériquement important implique presque automatiquement l’accord d’un territoire auto-administré, le pays ayant une structure fédérale.
Cela paraît injustifié dans le cas des musulmans à la quasi-totalité des Bamars, y compris les plus sincèrement démocrates. Quel pays, d’ailleurs, accepterait sans sourciller l’accord d’un statut de nationalité autochtone, dotée des droits afférents, à une communauté en grande partie immigrée ?
Prétendue timidité d’Aung San Suu Kyi
On comprendra mieux ainsi la prétendue timidité d’Aung San Suu Kyi et du gouvernement, qui cherchent à apaiser les violences et à faire évoluer la législation mais ne peuvent faire droit au maximalisme rohingya. Celui-ci est désormais encouragé par d’importantes mobilisations des groupes islamistes indonésiens, et par un gouvernement malaisien (lui-même très contesté) qui appelle à en faire une grande cause islamique mondiale.
De plus, les récents incidents à la frontière du Bangladesh portent la marque des puissants groupes djihadistes de ce pays. Cela devrait conduire à mettre davantage en valeur la dimension régionale du conflit : sans qu’on s’en émeuve beaucoup en Occident, de graves exactions (dont des destructions de temples millénaires) et un véritable régime d’exception ont frappé durablement les minorités bouddhistes du Bangladesh. On a là un jeu de ping-pong délétère, où minorités et majorités s’inversent suivant le côté de la frontière, et où les malheurs des uns entraînent la persécution des autres.
La solution n’est donc pas dans un encouragement au néonationalisme rohingya, qui risque d’entraîner l’ensemble des musulmans birmans à la catastrophe. Nous serions mieux fondés à promouvoir une conception « française » de la citoyenneté, découplée des appartenances communautaires, qui pourrait fournir des droits civiques pleins et entiers à des musulmans brutalement transformés en apatrides, tout en apaisant les craintes de la majorité bamare.
Jean-Louis Margolin, maître de conférences à Aix-Marseille Université, chercheur à l’Institut de recherches asiatiques IrAsia/CNRS. Il est l’auteur (avec Claude Markovits) de « Les Indes et l’Europe. Histoires connectées, XVe-XXIe siècle ». Gallimard-Folio, 2015, 976 pages, 14,90 euros.