Bitcoin : les économistes font preuve d’« une certaine méconnaissance du sujet »

Dans une tribune publiée dans le Financial Times, le 30 novembre, Jean Tirole a jugé que le bitcoin était une pure bulle financière qui n’avait aucune utilité publique. Avant lui, d’autres lauréats du prix Nobel d’économie se sont déjà exprimés dans le même sens : Joseph Stiglitz a estimé, dans une interview à Bloomberg, le 29 novembre, que le gouvernement américain avait bien agi en essayant d’« éteindre » le bitcoin, et Paul Krugman avait jugé dès 2013, dans le New York Times, que « Bitcoin is Evil » (« Bitcoin est le Mal »).

Qu’est-ce que le bitcoin ? Bitcoin est le nom d’un protocole, c’est-à-dire un ensemble de règles et de normes qui permettent à des ordinateurs (et à ceux qui les contrôlent) de se comprendre. La principale réussite de Bitcoin est de garantir des droits de propriété exclusive reconnus par tous sur des unités de compte.

Ces unités de compte sont « les » bitcoins (sans B majuscule). Pour réussir ce tour de force dans un réseau de données numériques – qui peuvent a priori être copiées à l’infini sans aucun coût – où personne ne peut se faire confiance, Bitcoin mobilise des concepts de cryptographie, mais aussi de théorie des jeux et de théorie des incitations.

Le « minage » au cœur de la construction de la blockchain

Si Jean Tirole est évidemment légitime sur de nombreux sujets économiques et financiers, sa tribune sur Bitcoin révèle une certaine méconnaissance du sujet, et en particulier de ses aspects technologiques. Un exemple assez révélateur est sa description du processus de « minage » comme un nouveau seigneuriage confisqué par des entités privées.

Le minage n’est pas simplement lié au processus de création monétaire, il est au cœur du protocole Bitcoin et de la construction de la blockchain. En simplifiant, pour qu’une transaction en bitcoins soit enregistrée et inscrite dans la blockchain, plusieurs étapes sont nécessaires. D’abord, la transaction est validée par un premier mineur, celui qui a été le plus rapide. Ensuite, cette première validation est confirmée par les autres mineurs.

Enfin, lorsqu’il y a consensus des mineurs sur la validité de la transaction, celle-ci est inscrite dans la blockchain. Le processus de validation initiale, pour lequel les mineurs sont en concurrence, est récompensé par une rémunération en bitcoins. Cette rémunération est une incitation indispensable au processus de minage qui garantit le consensus sur la propriété.

La rémunération des mineurs a deux composantes : d’une part, des bitcoins payés par création monétaire et, d’autre part, des frais de traitements payés par l’initiateur de la transaction. Une fois les 21 millions de bitcoins émis, seule demeurera la rémunération en frais de transaction.

Libre concurrence

Aujourd’hui, la création monétaire et le seigneuriage qui lui serait associé ne sont nullement confisqués, mais servent d’incitation financière aux mineurs et sont nécessaires à assurer la validité et l’intégrité des transactions Bitcoin. Cette incitation est temporaire et garantit la présence de mineurs pendant le processus transitoire d’adoption et de développement de Bitcoin.

Pour finir sur le minage, il est important de rappeler qu’il y a libre concurrence entre les mineurs, et que les plus efficaces, donc ceux qui rendent les transactions plus sûres, sont récompensés davantage. Cette libre concurrence s’accompagne également d’une liberté d’installation pour le minage.

Comme nous venons de le voir, blockchain et minage sont indissociables. C’est le minage qui permet d’assurer la crédibilité et la confiance que les utilisateurs de bitcoins peuvent avoir en la blockchain. Aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative au minage pour garantir l’existence d’un protocole ouvert et décentralisé. Il paraît donc très difficile de vouloir d’un côté encenser la blockchain et de l’autre accuser Bitcoin d’être « le Mal ».

Si les aspects normatifs de Bitcoin sont nombreux et souvent évalués avec un biais idéologique, ils nous semblent difficiles de les rejeter en bloc. Bitcoin ouvre la possibilité d’une monnaie crédible, avec un fonctionnement régi uniquement par un protocole informatique.

Une valeur réelle

Les applications, ou tout du moins les promesses d’applications, semblent nombreuses : inclusion financière, moyen d’échange échappant à l’hyperinflation, alternative bon marché pour les transferts de fonds internationaux, lutte contre les contrôles financiers dans les dictatures ne sont que des exemples. Certains de ces aspects normatifs ont évidemment peu d’importance pour une économie développée, mais cela peut être très différent pour des économies dont le système financier et monétaire est moins mature.

C’est ici que les considérations normatives rejoignent les propriétés positives de Bitcoin. Un des arguments communs aux Nobel d’économie est que les bitcoins n’ont pas de valeur intrinsèque. Il est vrai que les bitcoins ne donnent pas droit à des dividendes et ne représentent pas un titre de propriété sur un capital social. Mais la valeur des bitcoins est assise sur le protocole Bitcoin et le réseau de ses utilisateurs. Ce sont eux qui permettent, entre bien d’autres, les usages cités plus haut. Bien sûr, cette valeur, comme celle de tout réseau, dépend du nombre d’utilisateurs et de leur utilité à participer au réseau. Cependant, cette valeur est réelle.

Le développement de Bitcoin n’est pas sans poser de problèmes ou au moins de questions, comme le coût énergétique démesuré du minage et la régulation de ce nouvel univers. Une immense majorité des acteurs qui travaillent dans le domaine sont conscients de cela. Avec Bitcoin, les informaticiens ont répondu, en plusieurs étapes, au défi de créer un protocole permettant de garantir des droits de propriété sur Internet.

Par sa nature décentralisée, il est désormais impossible d’imaginer « éteindre » ou « fermer » Bitcoin, tout comme on n’éteint ou ne ferme pas un langage. Alors que la création de Bitcoin leur a complètement échappé, les économistes sont maintenant devant la tâche de penser sa régulation. Sauront-ils s’en emparer ?
François Le Grand (professeur à l’EM Lyon) et Nicolas Houy (Chargé de recherche au CNRS et au Groupe d’analyse et de théorie économique, GATE Lyon-St-Etienne)

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