Boko Haram et l’exécution de deux humanitaires : plus qu’un crime

Au cours des deux derniers mois, l’exécution de deux travailleuses humanitaires par le groupe jihadiste Boko Haram est venue rappeler la persistance d’un conflit occulté par les péripéties de Daech, l’organisation Etat islamique en Irak et en Syrie. Les deux sages-femmes étaient musulmanes. Elles travaillaient pour la Croix-Rouge internationale dans la région du Borno, aux confins du lac Tchad, et avaient été enlevées à Rann, un camp de déplacés devenu tristement célèbre depuis qu’un bombardement malencontreux de l’armée nigériane y avait (déjà !) tué six collaborateurs de la Croix-Rouge locale en janvier 2017.

Ces exécutions, au-delà de l’horreur qu’elles inspirent, sont révélatrices de la fragmentation et de la criminalisation d’un groupe dont les agissements s’éloignent de plus en plus de «l’orthodoxie jihadiste». Ainsi, les deux musulmanes ont été tuées par une faction qui se revendiquait de Daech et qui était dirigée par Habib Yusuf, un homme plus connu sous son nom de guerre d’«Abou Moussab al-Barnawi», c’est-à-dire «le Bornouan». Elles ont été capturées un peu par hasard car elles se trouvaient dans une base militaire attaquée par les insurgés pour venger le démembrement du corps d’un de leurs commandants, fait prisonnier par les troupes nigérianes. Les autres travailleurs humanitaires du camp de Rann, eux, ont été épargnés parce qu’ils vivaient à l’écart des positions de l’armée.

L’affaire aurait pu en rester là si, entre-temps, la faction du Bornouan n’avait implosé. Au lieu d’être relâchées, les sages-femmes ont été tuées pour, vraisemblablement, signaler la détermination des «faucons» de Boko Haram qui, en mars, s’étaient opposés à la libération sans rançon de 104 écolières capturées dans la localité de Dapchi. L’homme à l’origine de cette libération surprenante, Mohammed «Maman» Nur, était en l’occurrence l’idéologue et l’«internationaliste» du groupe. Il avait fréquenté les shebab de Somalie et les jihadistes d’Al-Qaeda au Mali. Son aura dépassait celle du Bornouan, un personnage un peu falot et inexpérimenté, fils présumé du fondateur de la secte Boko Haram.

Bien qu’on les ait dits unis par une alliance matrimoniale, il est d’ailleurs possible que les deux hommes soient entrés en conflit. Maman Nur a pu en vouloir au Bornouan d’avoir été nommé à sa place à la tête de la «Province de l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest», le nom officiel du groupe. De leur côté, les jihadistes irakiens avaient été échaudés par leurs déconvenues avec Abubakar Shekau, le chef incontrôlable du «canal historique» de Boko Haram. Ils ont sans doute estimé que le fils du fondateur de la secte serait plus légitime et plus docile pour étendre leur combat en Afrique. Quoi qu’il en soit, l’histoire veut que Maman Nur ait été suspecté par ses hommes d’avoir tenté de se rendre aux autorités après avoir négocié la libération des filles de Dapchi et gardé la rançon pour lui. Si l’on en croit l’enregistrement du prêche d’un marabout du groupe, l’Etat islamique aurait alors recommandé de l’emprisonner, de le bannir… ou de le tuer.

Dans un tel contexte, l’exécution des deux humanitaires a en quelque sorte été la revanche des commandants locaux contre l’«internationaliste» Maman Nur, qui a été liquidé. En août 2016, déjà, le mouvement s’était scindé du fait de divergences doctrinales, stratégiques et logistiques. Trop brutal et exubérant, Shekau s’était vu reprocher d’avoir discrédité le jihad en diffusant des vidéos de ses diatribes incohérentes. De plus, il refusait de suivre les instructions de l’Etat islamique, qui lui avait demandé d’arrêter de tuer des civils musulmans. Résultat, il avait été destitué et remplacé par le Bornouan. Les deux factions se sont alors combattues en septembre et octobre 2016.

En fait, Daech n’a jamais réussi à mettre la main sur Boko Haram. La faction du Bornouan n’a reçu qu’un soutien de pure forme de Mithaq Talib al-Janabi «Abou Fatima», le gouverneur de l’Etat islamique pour la province d’Irak, renommée Al-Faruq. Quant à Shekau, il a été publiquement répudié par Daech autant que par Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). En mars 2015, il avait seulement prêté allégeance à l’Etat islamique pour repousser les assauts de la coalition antiterroriste qui venait de se monter contre lui. Mais il avait toujours pris soin d’éliminer les «internationalistes» qui risquaient de lui porter ombrage.

Les documents diffusés par Daech sont édifiants à ce sujet. En novembre 2014, Shekau avait ainsi attiré dans un piège deux de ses plus proches lieutenants, Mustafa al-Tshadi et Hadhiq Kaka al-Hajj, qu’il soupçonnait de comploter pour le compte de l’Etat islamique et qu’il fit exécuter au prétexte qu’ils auraient détourné une partie du butin de guerre. Leur remplaçant, Abou Anisa al-Ghambawi, a ensuite été éliminé en avril 2015, accusé d’avoir cherché à prendre contact avec des groupes jihadistes à l’étranger pour renverser Shekau. Ses compagnons prirent alors la fuite et contournèrent leur hiérarchie pour alerter Daech des déviances de leur chef. Affamés et retranchés dans les maquis de la forêt de Sambisa, ils furent à leur tour éliminés en août et septembre 2015. Dans le même temps, Shekau interdisait à ses chargés de communication de reprendre contact avec Daech.

Comment donc aurait-il pu en être autrement ? Il fallait être obsédé par le fantasme d’un complot jihadiste global pour imaginer que des Arabes d’Irak ou de Syrie allaient contrôler et manipuler des Africains pour les entraîner dans une guerre mondiale contre l’Occident. En réalité, le conflit du Borno obéit d’abord à des logiques locales. Sous la forme du règlement de comptes, l’exécution d’humanitaires est venue le rappeler à sa manière.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos, auteur de l'Afrique, nouvelle frontière du djihad ? La Découverte, 2013.

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