Boris Johnson est un raciste qui aspire au retour impossible à un passé imaginaire

Il y a quelques années, je faisais du lobbying dans le salon des délégués, aux Nations unies (ONU), pour l’adoption d’une résolution qui devait débarrasser Maurice et l’Afrique d’un dernier vestige du colonialisme britannique : l’archipel des Chagos.

Notre principal adversaire, le secrétaire britannique aux affaires étrangères, se révéla malgré lui être le meilleur avocat du continent. Beaucoup de diplomates gardaient en mémoire l’article qu’il avait rédigé quelques années plus tôt [en 2002, lorsqu’il était simple membre du Parlement] traitant les résidents d’un pays africain de « négrillons » [picaninnies] au « sourire de pastèque » [watermelon smile]. Les mots importent et ne s’oublient pas, surtout lorsqu’ils charrient des insultes racistes.

Ce secrétaire aux affaires étrangères est devenu, en juin, le premier ministre britannique. Il est lié, par une admiration mutuelle, à son homologue américain, le président des Etats-Unis, qui exprime lui aussi, ouvertement, ses sentiments racistes.

Une telle situation paraissait, il y a encore peu de temps, inconcevable : les prédécesseurs de ces deux leaders s’étaient engagés, dans la Charte de l’ONU de 1945, à « respecter les droits humains et les libertés fondamentales sans distinction de race, sexe, langue ou religion ». Mais, pour certains, l’inimaginable est devenu la nouvelle normalité.

Sentiments hostiles aux étrangers

Cette évolution date de 2016, du référendum sur le Brexit et de l’élection présidentielle américaine : un nouvel espace s’est ouvert, nourri par les sentiments d’aliénation et de privation, et par les inégalités de plus en plus criantes.

La ridiculisation et la haine des identités particulières sont entrées dans la politique de tous les jours. Cibler des groupes d’hommes et de femmes en raison de leur ethnie, de leur nationalité ou de leur religion est devenu acceptable. En quelques mois, les vieux sentiments hostiles aux étrangers et aux migrants – en particulier musulmans – se sont déchaînés. Un torrent d’antisémitisme a pénétré le principal parti d’opposition britannique, apparemment toléré par ses dirigeants qui refusent de réagir par des mesures effectives.

En Italie et en France, les chants racistes ont fait leur retour dans les stades. Tout se passe comme si au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans bien d’autres pays, ce qui n’était pas toléré hier peut aujourd’hui s’exprimer ouvertement. Le lien entre la cause et l’effet n’est pas évident, mais les mots, les actions et les omissions des dirigeants politiques jouent leur funeste rôle de légitimation.

Les politiques de l’identité et de la haine ont été anticipées par beaucoup. Le ministère de l’intérieur britannique a fait état d’un pic de crimes haineux après le référendum, et j’ai moi-même été témoin de comportements inqualifiables. Une collègue avocate et amie a été victime d’assauts racistes dans un bus londonien. « Retourne chez toi », lui a-t-on dit – une première après vingt ans d’exercice en Grande-Bretagne. Mes étudiants japonais m’ont dit qu’ils craignaient de s’éloigner du centre de Londres. Les difficultés à obtenir un visa ont contraint un collègue sénégalais, professeur de droit international, à renoncer pour cette raison à donner des conférences en Angleterre : une victime de plus de ce nouvel environnement hostile.

Depuis trois ans, les dirigeants britanniques et américains partagent une affinité pour le langage du dénigrement et de la division, évoquant un retour au passé. Ils repèrent la différence, cherchent à enfermer les individus dans un « nous » contre « eux » : nous sommes blancs et mâles proclament Trump et Johnson dans un tweet, un article ou un roman ; et vous êtes les « autres », tous les autres, que vous soyez femme, migrant, gay, noir ou marron, musulman ou juif, quel que soit votre trait distinctif. L’opposé exact du respect pour notre commune humanité.

Les portes marquées « autre », « nous » ou « eux » ne datent pas d’hier. L’écrivain italien Primo Levi qui décrit son expérience à Auschwitz dans Si c’est un homme, paru en 1947, note que « beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que l’étranger est l’ennemi ». « Le plus souvent, écrit-il, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager. »

Les mots haineux sont suivis d’actes haineux

Le juriste Raphael Lemkin (1900-1959), l’inventeur du terme et du concept de « génocide » (la destruction d’un groupe) et dont les recherches portent sur deux millénaires d’horreurs commises par les humains, fait une analyse similaire.

Dans son ouvrage de 1944, Axis Rule in Occupied Europe, il montre que des mots haineux sont invariablement suivis d’actes haineux. Ce qui commence par l’identification se prolonge par la stigmatisation, puis par la séparation, enfin par l’extermination. Cela, observait-il, commence toujours par des mots, ils servent à normaliser les distinctions fondées sur l’identité. A une chose succède une autre, dans une spirale du pire.

Le « dogme informulé » du passé dont parle Levi est de retour. Que de tels sentiments existent n’a rien de nouveau ; qu’ils puissent s’exprimer publiquement l’est. Qu’ils aient été exprimés ou qu’ils le soient par un président des Etats-Unis ou par le premier ministre britannique leur donne l’imprimatur de la légitimité.

Il est évident que le Royaume-Uni et les Etats-Unis de 2019 ne sont pas l’Allemagne nazie de 1936. Pourtant, quelque chose bouillonne ; la génération de ceux qui ont connu les années 1930 disparaît et, avec eux, s’effacent la mémoire des expériences vécues et les leçons qu’ils en avaient tirées. Nous n’avons plus que des écrits, tel celui de Viktor Klemperer (1881-1960), professeur de langues romanes à Dresde, qui, en 1947, a publié LTI La langue du IIIe Reich. Juif de naissance, marié à une « Aryenne », il avait perdu son emploi ainsi que ses droits, l’accès à la bibliothèque par exemple, peu de temps après la victoire des nazis. Privé des outils nécessaires à son métier, il avait tenu un journal où il avait noté, avec une attention particulière à la langue, ses expériences au quotidien.

Klemperer a créé un code, LTI, permettant d’enregistrer les spécificités des discours privés et publics, ses conversations avec les collègues ou ses échanges avec les commerçants. Sans ambition de scientificité, il puisait au hasard dans ce qui lui était facilement accessible : articles de journaux, émissions de radio, discours, conversations et blagues. Aujourd’hui, il collectionnerait des tweets et des posts sur les réseaux sociaux, ces expressions individuelles qui traduisent un changement social collectif de plus grande envergure.

De ses nombreuses observations, l’une résonne et demeure pertinente : sous le régime nazi, la langue pénètre la chair et le sang « sous la forme de mots singuliers, d’expressions et de structures syntaxiques imposées (…), par un million de répétitions, nous les faisons nôtres mécaniquement et inconsciemment ».

« De minuscules doses d’arsenic »

Selon la thèse simple et puissante de Klemperer, le discours général reflète des vérités qui nous dépassent, forment nos croyances, puis nos actions. « La langue, note-t-il, révèle tout, ce que dit un individu est peut-être parfaitement mensonger, mais son véritable moi est mis à nu par la manière dont il le dit ». Cette observation est une bonne description des performances récentes du premier ministre britannique, que ce soit au sein ou à l’extérieur du Parlement.

Klemperer décrit un modèle familier et observable : des mots et des phrases répétés à l’infini, des revendications excessives annoncées, des euphémismes et des superlatifs utilisés, des déclarations d’une extraordinaire audace exprimées. L’ensemble soutient un pivot central de contre-vérités et de préjugés permettant à l’impossible de paraître vrai. Dites-le souvent, dites-le fort, dites-le avec passion, et une nouvelle réalité se fera jour ; les perceptions se muent en faits et s’enracinent dans votre conscience. Cela sonne familier ?

« Les mots, conclut Viktor Klemperer, agissent comme de minuscules doses d’arsenic : elles sont avalées sans douleur et semblent ne pas agir d’abord, mais la réaction toxique finit toujours par apparaître. »

La combinaison de la toxicité et de la réaction crée un environnement où tout devient possible. Une Constitution est suspendue, un dirigeant suggère que la loi ne s’applique qu’aux autres et, sous peu, vous vous retrouvez dans des lieux de détention et de conflit après avoir passé les portes marquées « nous » et « eux ». Quelquefois même, lorsqu’il n’y a pas de contre-pouvoir – à l’époque du colonialisme, dans l’Allemagne des années 1930, en ex-Yougoslavie ou au Rwanda dans les années 1990 –, vous vous retrouvez pris dans une guerre ou dans des massacres à échelle industrielle.

Puis un jour, le régime en cause s’effondre, et tous ceux qui l’avaient combattu disent « plus jamais ça » et construisent quelque chose de nouveau. Ce fut, en 1945, la Charte des Nations Unies et, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme qui reconnaissait « la dignité et les droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine ».

Lors du procès des principaux criminels nazis à Nuremberg, en 1945-1946, l’un d’entre eux, Julius Streicher avait été jugé pour avoir « dit, écrit et propagé la haine ». Ce qu’il avait dit des juifs – ils ne « sont pas des êtres humains », « propagent les maladies » – et son appel à « l’extermination par la racine » – a justifié sa condamnation pour « crimes contre l’humanité », puis sa pendaison.

Au Rwanda, les mots semeurs de haine

Les mots importent. Voilà ce que disent au monde les juges de Nuremberg. Il a fallu attendre cinquante ans pour que le même principe soit appliqué par un autre tribunal. Au Rwanda, après les événements du printemps 1994, la communauté des Hutu s’était retournée contre celle des Tutsi. Et, comme ailleurs, cela avait commencé par des mots. On avait identifié et ciblé les « cafards », annoncé le temps de « déraciner les arbres », engagé les assassinats.

Les inculpations ont été prononcées, certains se sont retrouvés sur le banc des accusés pour les mots qu’ils avaient dits. En décembre 2003, le Tribunal international pour le Rwanda a condamné trois hommes pour incitation directe et publique au génocide, pour avoir proféré des mots ayant semé la haine, pour avoir appelé, à la radio, « à stigmatiser l’appartenance ethnique de manière à entraîner le mépris et la haine pour la population tutsi ». Comme ailleurs, ces formules avaient été répétées à l’infini, on avait inventé les euphémismes et créé une atmosphère de meurtre.

Les mots importent. Nous le savons aussi bien que tout le monde au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, c’est pourquoi nous chérissons passionnément la liberté d’expression. Nous ne sommes peut-être pas l’Allemagne nazie, mais nous sommes embarqués sur une pente qui, pour tous ceux qui ont un sens de l’histoire, a un air familier. Lorsque les journaux britanniques présentent les juges comme des « ennemis du vrai peuple », les mots de Klemperer se rappellent à notre mémoire.

Il y a quelques semaines, Barack Obama a eu le courage de relier le temps et l’espace : « Nous devrions rejeter fermement toute parole de nos dirigeants qui nourrit un climat de peur et de haine, ou qui normalise les sentiments racistes », écrit-il sur son compte Twitter, le 5 août [après les fusillades meurtrières au Texas et dans l’Ohio, le 3 août], conscient du lien entre hier et aujourd’hui. Il nous rappelle que le langage a catalysé « la plupart des tragédies humaines dans l’histoire », qu’il « est à l’origine de l’esclavage et des lois d’exclusion raciale, de l’Holocauste, du génocide au Rwanda et du nettoyage ethnique dans les Balkans ».

Le premier ministre britannique prétend faire usage d’un langage satirique, mais c’est une piètre justification. La liberté d’expression, ce droit le plus fondamental, n’est d’aucun secours là où les mots fomentent la haine et ouvrent sur la violence ou les actes criminels.

Obama sait de quoi il parle. Il avait dit tout cela avant le référendum sur le Brexit ; et l’actuel premier ministre britannique a dit de ses paroles qu’elles sont celles d’un « demi-Kényan » qui a une « aversion ancestrale pour l’Empire britannique ». Il dit ainsi qu’un Africain, un président, est incapable de formuler un avis indépendant et rationnel.

Ne mâchons pas les mots. Notre premier ministre est un raciste qui aspire au retour impossible à un passé imaginaire. Il nous dit qu’Hitler et l’Union européenne partagent les mêmes objectifs, que s’opposer à sa politique serait comme collaborer dans la France occupée. Il énonce le « dogme », simplement. Il y a « nous » et « eux ».

La référence exterminatrice aux immigrants et à « l’infestation », évoquée par le président des Etats-Unis est, comme le note le magazine Rolling Stones, « de l’ordre du génocide, non du gouvernement ». Mais avant que nous atteignions ce point, il existe la protection bienheureuse du constitutionnalisme et de la règle de droit, la réserve et le respect de l’idée d’une commune humanité, où la dignité de chacun est reconnue, en tant qu’humain, tout simplement.

Philippe Sands est professeur de droit au University College de Londres, membre du groupe de juristes Matrix Chambers, et président de la branche anglaise du PEN Club, une association internationale d’écrivains. Il a entre autres publié « Retour à Lemberg » (Albin Michel, 2017). Son nouveau livre, « The Ratline », doit paraître en 2020. Traduit de l’anglais par Astrid von Busekist.

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