Brésil, le nouveau labo néoliberal

Une manifestation anti-Temer, à Sao Paulo, le 25 octobre. Photo Nacho Doce. Reuters.
Une manifestation anti-Temer, à Sao Paulo, le 25 octobre. Photo Nacho Doce. Reuters.

Le mur est tombé. Le Brésil est la coqueluche de la gauche. On y croit. Luiz Inácio Lula da Silva, chef charismatique du Parti des travailleurs (PT), ex-métalo et syndicaliste, est élu président. Une première fois en 2002, puis une seconde fois en 2006. Sa protégée, Dilma Rousseff, lui succède en 2010. Tout indique que le Brésil est bien lancé. On ne peut plus le taxer d’être cet éternel «pays d’avenir et qui le restera», pour reprendre les paroles attribuées au général De Gaulle, elles-mêmes en écho ironique au Brésil, terre d’avenir déjà prophétisé par Stefan Zweig, en 1941. Le Brésil allait connaître, à son tour, ses Trente Glorieuses. Malheureusement, il n’en fut rien. La présidente Rousseff fut destituée par un coup d’Etat d’un type nouveau : non pas militaire, mais médiatique et juridique avant de devenir parlementaire. Michel Temer, son ex-coéquipier, a pris le pouvoir. Pour stopper l’avancée des enquêtes judiciaires sur la corruption généralisée, il fallait écarter la Présidente, pourtant élue avec 62 millions de voix. Depuis, on s’est rendu compte qu’au Brésil, la démocratie instaurée en 1988 après deux décennies de dictature, n’était pas la règle, mais bien l’exception historique. Les preuves de corruption contre Temer, ses ministres et une bonne partie des élus qui siègent au Parlement et au Sénat, sont accablantes. Malgré tout, les deux tentatives les plus récentes pour destituer Temer, la première en août, pour cause de corruption passive, la deuxième, en octobre, pour cause d’obstruction à la justice et formation de bande criminelle, n’ont pas abouti. En ces temps d’austérité radicale, avec un budget plafonné pour les vingt ans à venir (!), le gouvernement a acheté le soutien des élus. Tout compte fait, cela aura coûté un peu moins de 20 milliards de réaux (5,25 milliards d’euros), qui auraient pu être investis dans la santé, l’éducation, la science et la technologie. Le peuple souffre. Depuis la fin des Jeux olympiques, Rio de Janeiro est redevenu une zone d’insécurité avec violences multiformes, guerre entre factions du trafic de drogues, «opérations» désormais chroniques de la police militaire, laquelle lance des tanks de combat à l’assaut des favelas, et un commerce informel qui se répand sur les trottoirs face aux devantures de boutiques en faillite. Le sentiment d’insécurité s’est installé dans la ville.

Avec 5 % d’approbation, le gouvernement ne règne pas seulement sans le peuple, mais aussi contre le peuple, lequel perd non seulement sa voix et ses droits, mais également tout espoir. En effet, pour réussir son coup d’Etat, Temer s’est appuyé à la fois sur les secteurs les plus rétrogrades du pays (les grands propriétaires ruraux) et sur les secteurs les plus avancés (les entrepreneurs urbains). Le résultat est une politique sociale, culturelle et écologique désastreuse. Dans les zones rurales, on voit le retour en force des oligarques et des politiques, lesquels visent à restaurer un régime de travail du XIXe siècle - la décision d’assouplir la définition du travail esclave et la réduction de ses moyens de contrôle est symptomatique des relations de pouvoir qui lient les factions «du bétail» à Brasília. En ville, on assiste à l’abrogation pure et simple des droits acquis du travail. La nouvelle loi travail, entrée en vigueur le 11 novembre, transformera le Brésil en laboratoire du néolibéralisme. Ce que le Chili était sous Pinochet, après que les Etats-Unis ont soutenu le coup d’Etat, le Brésil le deviendra sous Temer. N’étant pas élu, ni candidat aux élections de 2018, il n’a plus rien à perdre et n’a plus besoin du peuple pour gouverner. Le soutien des «partis physiologiques», de sa base parlementaire et des élus corrompus lui suffit désormais pour se maintenir au pouvoir, échapper à la destitution et, à terme, également à la prison. A partir de la semaine prochaine, la sous-traitance de toutes les activités d’une entreprise deviendra possible. D’un jour à l’autre, tous les employés, sans exception, pourront perdre leur statut d’employés et être forcés à reprendre leur travail le jour d’après comme indépendants - donc, en perdant tous leurs droits acquis. Au nom de la modernisation, la réforme de la loi travail brésilienne comprend, parmi d’autres barbaries, la fin de la contribution syndicale obligatoire ; la possibilité d’une journée de travail de douze heures ; la possibilité de négociation des conditions de travail directement entre employés et sociétés à des niveaux inférieurs à ce que la loi détermine. La nouvelle législation permettra aussi que la rémunération du travail soit inférieure au salaire minimum (249 euros). Désormais, les démissions n’ont plus besoin d’être homologuées par les syndicats et le ministère du Travail. De plus, la possibilité de travail intermittent a été approuvée pour tous les métiers, c’est-à-dire que les employés pourront être embauchés pour quelques heures à peine. L’article le plus choquant de la nouvelle loi permet aux femmes enceintes de travailler dans des conditions insalubres. Selon le gouvernement Temer et l’élite économique, cet ensemble de mesures doit permettre la récupération économique du pays, en assurant une sécurité juridique aux entrepreneurs. Ils soutiennent que les employés ne vont pas perdre leurs droits parce qu’il y aura une négociation directe entre travailleurs et entrepreneurs. Cependant, on sait que les relations de travail sont asymétriques et que le «rapport de forces», pour utiliser un vocabulaire marxiste des années 50, toujours en vogue au Brésil, est tel que les travailleurs ont tout à perdre et perdront probablement tout.

Plusieurs économistes brésiliens affirment que la réforme causera une crise sociale et économique sans précédent. Dans un pays où la concentration de richesse est déjà considérable, la nouvelle loi travail va diminuer encore le pouvoir d’achat des plus pauvres et réduire la déjà faible capacité d’investissement de l’Etat brésilien, lequel sera obligé d’augmenter la dette publique. La situation est tendue. Le Brésil s’avance dangereusement vers le précipice. Tout peut arriver - y compris le pire.

Dany-Robert Dufour, philosophe (Paris)
Frédéric Vandenberghe, sociologue (Rio de Janeiro)
Carlos Gutierrez, sociologue (São Paulo)

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