Brésil : les félins, là-bas au sud

C’est l’automne, bientôt l’hiver. Nous recevons un e-mail d’une amie française désolée pour nous, Brésiliens, qui traversons une obscurité toute singulière. Depuis la fenêtre, nous apercevons un chat qui se balade dans la rue, aussi libre qu’avant. Il ne s’occupe que de lui-même, semble-t-il, se promenant sans but apparent. Un chat est son propre temple. Il repère alors quelque chose d’inhabituel entre les pierres et suspend son mouvement, d’un air décidé, convaincu qu’un chat est encore plus un chat dans cette position, immobile comme la pierre. Il observe cette «chose» trouvée devant lui et cette «chose» le regarde en retour. Puisqu’être un chat lui convient tout à fait ce matin-là, il joue avec le volume inconnu, approche sa patte et rapidement la relève, un geste que nous autres êtres humains faisons pour vérifier si l’anse de la théière n’est pas trop chaude pour nos doigts. Il n’est pas encore certain d’avoir trouvé ici quelque chose de comestible, quelqu’un avec qui jouer ou (sa théière brûlante) un bourreau caché.

Ce matin-là, toutefois, la découverte ne l’accapare pas très longtemps. Rapidement quelque chose d’autre attire son attention, là dans le ciel, un bruit que seules les oreilles des chats perçoivent. Il s’en va avec son temple à la recherche d’un mystère plus intéressant, nous laissant, pauvres humains, derrière nos fenêtres.

L’amie française qui nous a écrit s’y connaît en chats. Elle sait qu’ici nous entrons dans l’hiver, la saison la plus sombre. Au propre comme au figuré, l’obscurité est le lieu qui a besoin du feu ou du verbe pour s’éclairer. A cet endroit au sud du monde, avant de croire au futur nous avons besoin de trouver comment croire au présent, à cette absurdité pour laquelle notre amie nous apporte tout son soutien : en plus de la pandémie, nous devons faire face à l’occupation de la présidence du Brésil par un Volume Amorphe, aussi génocidaire qu’un virus, mais loin de tout ordre naturel.

Mépris dé-présidentiel

Elu pire leader mondial pendant la pandémie par le Washington Post, le «plus incompétent de tous» fonce dans les bras du crime humanitaire, jouissant du sabotage de tous les efforts menés en faveur de la vie. Nous réalisons que pendant trop longtemps nous avons regardé le Volume Amorphe à la manière du chat, jouant avec du bout de nos pattes, nous demandant si cela n’était qu’un clown désagréable ou une menace des plus obtuses. Nous regardons cette chose, et à notre grande surprise cette chose nous a regardé en retour. Aujourd’hui, l’hiver approchant, nous observons stupéfaits nos propres pattes qui, pourtant, continuent de déposer nos corps sur le sol du monde, mais qui ne parviennent déjà plus à nous épargner de la peur farouche d’un tel atterrissage. Nous sommes devenus sans le savoir des animaux démunis de leurs propres temples, et voilà que maintenant nous ne pouvons plus sortir dans la rue à la recherche du mystère qui nous confirmerait que nous sommes bien vivants.

Dans ce sud, isolés dans nos maisons ou occupés à des activités professionnelles de première nécessité, nous sommes contraints de déposer le visage chéri de nos morts aux mains du mépris dé-présidentiel brésilien. Nos chers morts ne peuvent pas simplement mourir. Ils doivent mourir et subir en plus les sarcasmes goguenards du Volume Présidentiel, ses promesses de fêtes et de barbecues, son extase à ridiculiser les pauvres et les vulnérables, ou la lutte des héros de la santé. Une couche supplémentaire de terre tombe sur nos chers morts, et elle porte le nom et l’écharpe de président. Dans la quarantaine brésilienne, on passe d’une chaîne de télé à l’autre découvrant les images des fosses trop petites et des dents putrides de la dé-présidence sans réussir à savoir où et vers quoi aller: d’où ? Vers où ?

Choqués, surgissent alors des idées ridicules. Nous préférerions que notre pays soit plus petit que ce qu’il est en réalité, pour que le nombre de morts ne soit pas associé trop longtemps à notre nationalité. Nationalité –une idée bien pâle face au virus, les cartes paraissent bien dérisoires face à la fragilité de nos corps. Doté d’une superconscience, le virus comprend bien chaque fois que nous crions «mon Dieu !», que ce soit en portugais, en coréen ou en yoruba. La prétendue espèce dominante se dématérialise en un souffle, la modernité tant désirée ne signifie plus rien une fois que nous nous retrouvons nus. Nous sommes poussière et à la poussière nous retournerons. Mais, quel genre de poussière sommes-nous, tant que nous sommes encore provisoirement vivants ?

En tant que Brésiliens, nous voyons bien que le vaccin qui sauvera l’humanité ne nous immunisera pas contre la menace politique à la liberté, un plan cruellement exécuté pendant que nous pleurons nos pertes. Tous les jours, nous regardons tomber la poussière que génère la tyrannie du Volume Présidentiel, et nous voudrions croire que cette poussière soit révocable. Chaque jour, pourtant, nous voyons combien cette poussière se dépose en couches dans tous les recoins, menaçant notre reconnaissance de ces surfaces une fois que nous recommencerons à regarder vers l’avenir. Nous, chers amis, nous sommes un peuple qui suffoque, sans défense, empli de foi. Depuis nos origines amérindiennes et africaines ancestrales, cibles permanentes de l’extermination présidentielle, viendra la prophétie de la chute du bourreau ?

Grâce à nos orixás et à nos chamans, nous savons que seul meure celui que l’on oublie. Et même en déplorant plus de mille morts tous les jours au Brésil, nous nous efforçons d’honorer leurs mémoires de notre éternelle affection. La symbolique creuse, mais insiste. Elle nous présente une morale élargie se rapportant à toute forme de vie, à la liberté intrinsèque à tous les êtres. Nous repensons avec nostalgie à l’époque où nous avions des leaders politiques à tendance de droite ou de gauche, et non des inclinaisons à la mort, à la purge complète de toute dignité.

Vaincre la fin du monde

Pour revenir à l’exercice d’une révolte digne, de discordances ou de concordances politiques (et non humanitaires), nous devons vaincre l’hiver, l’obscurité, la perfidie, la fin du monde. Nous devons pactiser avec un autre mode d’existence, être un peu plus félins, plus libres, les pattes visibles et posées de manière consciente. La symbolique creuse, mais insiste. L’insurrection réside dans nos mythologies fondatrices, dans l’imagination continue du peuple, dans les réponses que les oracles offrent sans même avoir besoin d’entendre la question de ceux qui souffrent.

Dans un futur pas si lointain, avec la lucidité de celui qui a trop perdu, naîtra la micropolitique du tonnerre et de l’écoulement de l’eau, celle qui contre tout et tous, trouve encore son chemin. Nous utiliserons la tempête pour rester debout et arriver à voir dix centimètres au-dessus du mur, non pas au nom d’un pays ou d’un apprentissage, mais au nom des chats, des pierres et des mystères. Ces événements qui, sous nos petits yeux ébahis, continuent d’exister de l’autre côté de la fenêtre.

Juliana Leite, écrivaine, vit à Rio de Janeiro. Traduction de Anne-Claire Ronsin.

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