Brésil, veille morose de Coupe du monde

«On a dépensé des milliards pour investir dans la mobilité urbaine autour de stades monumentaux, mais les embouteillages vont continuer. Il a fallu changer nos lois pour pouvoir vendre de la Budweiser dans les arènes, mais la recette publicitaire appartient à la Fifa, pas au Brésil. Oubliez la Coupe du monde, cette fête est celle de la Fifa, pas la nôtre !» Lettre de lecteur, journal O Globo, 26 mai 2014.

A quelques petites semaines de la grande fête quadriennale du football mondial, on aurait pu espérer un peu plus d’enthousiasme. Surtout au Brésil, ce pays considéré comme le sanctuaire planétaire du ballon rond ! Mais voilà, on réalise tout à coup ici que participer à une Coupe du monde ou l’organiser, ce n’est pas vraiment la même chose…

Tout avait pourtant magnifiquement commencé, lorsqu’en 2007, à Zurich, le président Lula apprenait que la prochaine Copa aurait lieu au Brésil, en 2014. Le pays était alors l’enfant chéri des médias internationaux, avec ses 6% de croissance, son vaste programme de redistribution des bénéfices de la croissance aux 30 millions de plus pauvres.

Sept ans après, le climat n’est plus le même. La croissance marque le pas, et même si les subsides de la «bourse famille» continuent à tirer de la misère des familles entières, les vastes manifestations de juin 2013 ont mis en lumière une sérieuse crise de gouvernance. Les retombées positives de la Coupe du monde n’apparaissent plus au niveau des promesses évoquées à l’époque. Selon un sondage de l’Instituto Analisis, 46% de la population considère que cette Copa est une mauvaise chose pour le Brésil et que l’argent dépensé pour les stades aurait dû être investi dans la santé et l’éducation. Une fraction significative de la société civile brésilienne qui prend conscience qu’au lendemain de la finale du 13 juillet, les défis du pays resteront les mêmes qu’avant le début des compétitions. Ils ont pour noms : imaginer de nouvelles formes de solidarité ; inventer une nouvelle manière de vivre ensemble ; revisiter de fond en comble un modèle de développement qui a perdu son souffle et rendre à la démocratie sa dimension citoyenne.

Au Brésil, la population vieillit. Le taux de natalité a chuté à 1,8 enfant par couple, il va falloir, d’ici à l’an 2030, trouver les ressources pour financer les dépenses de plus en plus lourdes de la sécurité sociale. Ce pays prône la tolérance raciale : tous Brésiliens d’abord, différents ensuite, éventuellement. Mais derrière les mots se cache une discrimination cachée : le modèle d’intégration est blanc, d’obédience européenne. Noirs et Indiens n’acceptent plus cet argumentaire. Ils sont de plus en plus nombreux à réclamer la reconnaissance de leur apport culturel spécifique dans la formation de la nation brésilienne. Entre les recensements de la population de 2000 et de 2010, la part de ceux qui se déclare d’origine indigène a crû de 150%. Un signe tangible de cette résurgence de la revendication ethnique. Elle se traduit par de graves conflits de terre, notamment dans le Mato Grosso du Sud, tout entier occupé par les plantations de soja des multinationales de l’agrobusiness céréalier que sont les Cargill, Bunge et leurs filiales.

Et puis, il y a ce modèle économique, axé sur le binôme exportation des matières premières et stimulation du marché intérieur, qui prend l’eau de toutes parts. Dix ans de cette stratégie ont mis la compétitivité de l’industrie brésilienne à genoux, elle est incapable de rivaliser avec ses concurrents sur un marché désormais globalisé. La croissance est à bout de souffle, 2,3% en 2013 et pas plus de 2,6% attendus en 2014. Il faut revisiter les fondements du développement du pays. Cela passe par l’innovation dans les entreprises et une amélioration drastique de la qualité de l’enseignement.

Enfin, c’est la démocratie elle-même que les manifestants de juin 2013 interrogent. Une démocratie stable, depuis la fin du régime militaire en 1985, mais qui est «séquestrée» par une classe politique tournant sur elle-même, en circuit fermé, entre lobbys et rivalités individuelles. L’actuelle coalition gouvernementale est formée de 35 partis. Imaginez le casse-tête et la cascade de concessions à offrir pour trouver un accord au Parlement quand il s’agit de voter une loi ! Il n’y a pas de citoyenneté dans cette démocratie-là. La société civile est sans voix face aux décisions de l’autorité, il ne lui reste que l’expression de sa colère dans la rue. Un grand défi alors que se profilent les élections présidentielle et parlementaires du 8 octobre.

Un scrutin qui va se dérouler pratiquement au lendemain de la Coupe du monde. Une victoire en finale des footballeurs brésiliens va-t-elle influencer le scrutin ? Pas si l’on en croit la loi des séries : 1998, 2002, 2006 et 2010, lorsque le Brésil a gagné la Coupe, le gouvernement a perdu les élections et réciproquement. Seule exception, 1994, le Brésil est champion du monde en battant l’Italie en finale, et Fernando Henrique Cardoso, le créateur du «Plan Real» qui tord le cou à l’inflation, devient le président du pays. Il le restera huit ans, ouvrant la voie à la prospérité qui permettra à Lula de mettre en place sa politique victorieuse de lutte contre la pauvreté. A partir de la semaine prochaine, ces interrogations sur le futur passeront au second plan. Seule comptera une victoire finale de la Seleção, que partisans et opposants à la Copa 2014 réclament à l’unisson. Mais si le Brésil est éliminé précocement, alors le grondement de ceux qui jugeront que le pays a beaucoup trop dépensé pour réaliser une fête rien que pour les étrangers risque de s’amplifier.

Jean-Jacques Fontaine, journaliste. Auteur de : «l’Invention du Brésil. De crises en crises, un géant qui s’affirme», l’Harmattan, 2014.

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