Brexit : assez de la légende « Bruxelles contre les peuples »

Une légende veut que Bruxelles soit incapable de tenir compte du verdict des référendums. Cela serait révélateur d’une fracture démocratique entre l’UE et ses peuples. Cette légende traduit un triple déni de démocratie, qu’il est d’autant plus utile de relever dans un contexte de dénigrement pavlovien de « l’Europe ».

Depuis 1972, 57 référendums portant sur des enjeux liés à l’UE ont été organisés, dont les verdicts ont été suivis d’effets : voilà un premier déni de la réalité démocratique européenne. Près des trois quarts de ces référendums (41) ont conduit à l’approbation du texte européen proposé : tous leurs résultats ont été pris en compte, à l’exception des deux « oui » espagnol et luxembourgeois au traité constitutionnel européen, qui n’est finalement pas entré en vigueur.

Les six « référendums d’appartenance » négatifs ont aussi vu leurs résultats dûment pris en compte – il en sera de même en cas de vote négatif au référendum britannique du 23 juin, car l’Union n’est pas une prison : nul ­peuple n’est obligé de la rejoindre ou d’y rester contre son gré. Idem pour les quatre « référendums d’approfondissement » négatifs (participation ou non à l’Union économique et monétaire notamment). Les Danois bénéficiaient par exemple d’une exemption en matière de coopération policière et judiciaire, depuis le référendum négatif de 1992 ; ils ont refusé de la mettre en cause lors d’un référendum en 2015, et nul ne s’est opposé à leur volonté.

« Dénis de démocratie »

C’est seulement lorsque des « référendums de gouvernance », portant sur des enjeux plus indivisibles, s’avèrent négatifs (c’est arrivé six fois), qu’il est plus délicat de prendre leur verdict en considération au niveau européen. Lorsque les Irlandais rejettent le traité de Lisbonne, qui modifie les règles de fonctionnement et les compétences de l’UE, comment leur donner satisfaction, sauf à renoncer à ce traité, mais aussi à tous les suivants, dès lors que l’accusation selon laquelle le traité suivant ressemble au précédent ne manquera pas d’être brandie ? Lorsque les Néerlandais rejettent l’accord d’association UE-Ukraine, comment les exempter de ces dispositions, notamment économiques et commerciales, et comment les satisfaire pleinement, sauf à renoncer là aussi à tout nouvel accord entre l’UE et l’Ukraine ?

La solution politique doit être recherchée par un examen des raisons ayant poussé une majorité des votants à dire non, lorsqu’elles ont un rapport direct avec le texte rejeté. Cette stratégie a permis de transformer le traité constitutionnel en traité de Lisbonne, en l’expurgeant d’éléments qui avaient fait l’objet d’un rejet en France et aux Pays-Bas. Elle sera utilisée après l’identification des motivations des Néerlandais contre une aide financière à une Ukraine présumée corrompue, ou la possible libéralisation des visas accordés aux Ukrainiens.

Le deuxième « déni de démocratie », c’est celui que pratiquent les acteurs et observateurs qui pensent qu’un non référendaire devrait s’imposer à tous les autres peuples de l’UE, alors que nombre d’entre eux ont une position divergente. Il faut faire preuve de paresse intellectuelle et de mauvaise foi politique pour professer l’idée selon laquelle les verdicts référendaires négatifs sur les enjeux européens seraient les manifestations successives d’une fracture « Bruxelles contre les peuples » : ces référendums traduisent en réalité une fracture entre les peuples de l’UE, qui est inquiétante, mais qui n’est pas le signe d’un « déficit démocratique ».

Il ne serait pas démocratique d’entériner la primauté d’un peuple sur les autres : on ne saurait se fonder sur un verdict référendaire pour tenter d’imposer ses vues aux autres, ni interpréter la difficulté de trouver un nouveau compromis proche de celui rejeté comme le symptôme d’un déni de démocratie.

Dénouer cette contradiction démocratique sans nier l’utilité de l’appel aux peuples supposerait d’organiser des référendums paneuropéens ouverts à l’ensemble des citoyens de l’UE, et dont le verdict devrait être accepté par les votants mis en minorité, comme par les représentants de leurs Etats. A défaut, il faut forger des compromis entre 28 démocraties, dont aucune ne saurait dicter sa loi aux autres.

Le monopole des peuples

Le troisième déni de démocratie en matière européenne découle de l’idée selon laquelle un non populaire serait plus légitime qu’un ou des oui parlementaires. Il n’est guère surprenant qu’il soit commis par des forces politiques minoritaires, qui ne parviennent pas à conquérir le pouvoir par les voies de la démocratie représentative, faute de disposer de la confiance d’une majorité des citoyens de leurs pays. D’où leur prédilection pour des référendums à l’issue desquels leur alliance circonstancielle, protestataire et parfois contre nature, est susceptible d’emporter la majorité des suffrages.

Même si elles souffrent de discrédit, les autorités nationales ne sauraient concéder le monopole des peuples à des forces qui critiquent les élus faute d’en avoir suffisamment, bien au-delà des enjeux européens. Les autorités européennes doivent d’autant moins accepter la primauté de la démocratie référendaire nationale qu’il est parfois impossible de recourir au référendum sur des enjeux européens.

La gouvernance de l’UE comporte une dimension représentative incontournable : les autorités nationales doivent pouvoir engager pays et peuples, en les consultant si besoin en amont de leur participation aux décisions bruxelloises. Elle pourrait difficilement s’accommoder de la multiplication de référendums nationaux dont les résultats seraient en contradiction avec les positions des autorités du pays concerné, mais surtout avec celles des autres peuples de l’UE, qui en deviendrait ingouvernable, au détriment de ses citoyens, sans pour autant être plus démocratique.

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors.

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