Brexit : boîte de Pandore ou seconde chance ?

Demi-surprise, choc incontestable, le Brexit, voulu par 51,9% des votants, avec une participation électorale de 72%, apparaît surtout comme une déflagration : en effet, le référendum du 23 juin va déclencher une cascade de questions et de contradictions telle qu’elle risque de rendre la rupture nette attendue par les vainqueurs incertaine, complexe voire paradoxale. D’autant plus que le séisme qui frappe le Royaume-Uni ébranle aussi l’Europe et le reste du monde.

La moindre de ces contradictions concerne le scrutin lui-même. Une large pétition réclame déjà un second référendum, considérant que le seuil de majorité acceptable doit être fixé à 60% des suffrages et le taux minimal de participation à 75%. Alors, légitime ou non, ce Brexit tout juste décidé ? Les Britanniques devront-ils revoter et les Européens attendre de nouveau leur verdict ?

La seconde contradiction touche au processus de divorce. Quoique démissionnaire, le Premier ministre vaincu, tout comme les leaders du camp victorieux, semble vouloir attendre l’automne et la désignation d’un nouveau chef de gouvernement avant d’invoquer l’article 50 du Traité de Lisbonne qui, seul, peut ouvrir un cycle de négociations lui-même susceptible de s’étendre sur deux ans. A l’inverse, les dirigeants de l’Union européenne (UE), inquiets d’une contagion populiste sur le continent et désireux de relancer la dynamique communautaire, veulent aller vite : alors, de quel côté de la Manche se situent les «vrais» Brexiters ?

Autre question : quels acquêts partager ? L’UE, débarrassée des concessions faites à David Cameron en février, et surtout des chantages, menaces et freinages perpétuellement agités par Londres, peut, si elle le veut, repartir sur la voie, ouverte depuis 1957, d’une intégration sans cesse plus étroite. Le Royaume-Uni, en revanche, va devoir rapatrier plusieurs milliers d’élus, de fonctionnaires et de lobbyistes installés à Bruxelles et, plus difficile encore, convertir en droit interne l’immense arsenal législatif, réglementaire et normatif communautaire qui forme déjà près des trois quarts de sa législation propre. Or cette conversion dépend du mode de relation futur entre l’UE et un Royaume-Uni redevenu «souverain». Si Londres se prononce pour une indépendance complète, il retrouvera sa liberté de décision et sa maîtrise financière mais devra renoncer aux avantages du grand marché européen qui a été son principal motif de maintien dans l’UE depuis son adhésion à la CEE en 1973 et, peut-être, affronter récession et difficultés sociales. Le grand large retrouvé vaut-il tant de risques et de sacrifices ? Si, au contraire, l’Angleterre veut conserver ses atouts économiques, financiers, commerciaux et préserver les droits de ses ressortissants, elle devra opter pour un statut d’association - limité, sur le modèle turc, ou intégré selon l’exemple norvégien ou suisse - qui l’obligera à participer, de près ou de loin, à la mise en oeuvre et au financement de mécanismes européens sur lesquels elle n’aura plus de prise. Pourra-t-on alors encore parler de souveraineté parlementaire recouvrée et d’un Etat «rendu à ses citoyens» ?

Ce dilemme est d’autant plus déchirant que les tenants du Brexit ne se sont pas contentés de dénoncer le déficit démocratique de l’UE. Ils ont aussi opposé le «vrai peuple» aux élites nationales sans véritablement résoudre la question du pouvoir au Royaume-Uni même. En effet, sauf élections anticipées - qui ne pourraient d’ailleurs que polariser les extrêmes -, c’est un parti conservateur majoritairement pro-européen qui va devoir gérer le leave sous la bannière d’un Premier ministre modéré - s’il s’agit de Theresa May - ou imprévisible - s’il s’agit de Boris Johnson. Et que feront les autres élites ? Si l’establishment traditionnel, et notamment la City, ont été désavoués, les autres détenteurs du pouvoir, états-majors travaillistes et syndicaux, leaders du monde artistique, intellectuel et sportif, tous majoritairement partisans du remain, ont eux aussi perdu la bataille idéologique et sociologique du 23 juin.

Et pourtant, à moins d’une impensable révolution, ce sont ces élites qui vont devoir administrer, au plan économique, social et politique, le repli «national» d’un pays dont la moitié de la richesse dépend de son ancrage continental. Alors, le «peuple» n’aurait-il remporté qu’une victoire à la Pyrrhus ?

Cette question se double d’une autre contradiction. Le sursaut populiste du Brexit ne risque-t-il pas d’ouvrir le pays, désormais privé des protections européennes et toujours soumis à un parti tory ultralibéral, à une mondialisation renforcée et brutale alors même que ses soutiens refusent les excès d’un capitalisme concurrentiel, inégalitaire, antisocial voire réactionnaire ? En d’autres termes les résultats du référendum ne masqueraient-ils pas la défaite des «faibles» et la victoire des «forts» ? De même, alors qu’il affiche son attachement à l’unité nationale et aux valeurs intrinsèquement britanniques face aux dangers de l’immigration et du multiculturalisme, le Brexit, au vu des résultats régionaux du scrutin, ne risque-t-il pas de provoquer deux nouvelles consultations, l’une sur la sécession écossaise, l’autre sur la réunification irlandaise, sans parler d’une improbable demande d’indépendance de Londres ? Si tel était le cas, le Royaume-Uni volerait en éclats, ne laissant plus qu’un royaume croupion, l’Angleterre-Galles, cohabiter avec deux nouveaux Etats de l’UE : l’Irlande élargie et l’Ecosse souveraine. Mais même si le royaume reste uni, les questionnements identitaires seront inévitables avec, par ricochet, des interrogations sur la nature et la force de la britannité, sur la survie du Commonwealth et sur le statut de grande puissance du Royaume-Uni. Alors, serait-ce la fin du Rule Britannia ?

Ces défis et ces enjeux n’étaient pas inconnus des électeurs avant le 23 juin mais ils n’étaient sans doute pas évalués à leur juste mesure. Désormais, ils devront être affrontés. La boîte de Pandore, maintenant ouverte, peut libérer une vague de crises menaçant le Royaume-Uni et, au delà, l’Europe et le reste de la planète. Mais si les quatre nations britanniques et les deux «camps de la haine et de la peur» savent se rassembler pour définir ensemble un nouveau consensus collectif et leur place au sein d’un continent qui est aussi le leur, l’exemple donné par cette New Britain pourrait aider l’UE à ne pas céder à l’affaiblissement qui la fragilise aujourd’hui et, au contraire, à se remobiliser autour de ce qui est son objectif depuis 1957, «l’union toujours plus étroite de ses peuples». Du même coup, dans un monde en doute, c’est le devenir du modèle occidental qui en bénéficierait. Si tel était le cas, ultime paradoxe, le Brexit pourrait devenir une chance !

François-Charles Mougel, professeur émérite d’histoire contemporaine à Sciences-Po, Bordeaux et auteur de «Une histoire du Royaume-Uni de 1900 à nos jours», Perrin, 2014.

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