Brexit : « Le fantôme de l’Europe que fuit la Grande-Bretagne »

Au fond, la sortie de la Grande-Bretagne n’est qu’une demi-surprise à la lumière de cette réflexion de Raymond Aron si on accepte de prolonger sa période de validité : « ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts et non leurs passions n’ont rien compris au XXe siècle ».

A l’heure où le discours en France sur une relance de l’intégration européenne refait surface avec insistance, il faudrait de ce côté du Rhin chercher à comprendre les motivations actuelles des dirigeants allemands. Aucune passion nationaliste ni européaniste ne les agite. C’est heureux, mais s’ils suivent leur intérêt, ils n’ont aucune raison de nous suivre sur la pente d’un renforcement de la démocratie européenne, ayant obtenu en matière économique, une situation hégémonique où ils sont en mesure d’imposer leurs préférences au reste de l’Europe.

Pourquoi renonceraient-ils à cette hégémonie, pourquoi l’Allemagne accepterait-elle de renoncer à des attributs de puissance qui lui permette d’imposer ses choix économiques au reste de l’Europe ?

Ce que le sort des armes a refusé à l’Allemagne au XXe siècle, la paix le lui a offert au XXIe siècle. Les circonstances et une conduite avisée, une politique économique sage et mûrement réfléchie, une politique sociale qui reste imprégnée du compromis bismarckien, sans oublier la sottise et le court-termisme des dirigeants des pays méditerranéens, France comprise, ont conduit à lui donner un sentiment de supériorité et à lui offrir une position hégémonique, que ses dirigeants actuels utilisent sans retenue.

Sept exemples

Simple propos grossièrement antigermanique ? Analysons froidement les faits et gestes des dirigeants allemands depuis la réunification à travers sept exemples.

Les dirigeants allemands ont imposé à leur pays une désinflation compétitive, et le donne comme modèle à suivre dans toute l’Europe : vrai ou faux.

Les dirigeants allemands ont imposé une sortie brutale du nucléaire, sans se soucier des répercussions sur le marché européen de l’énergie : vrai ou faux.

Pendant la seconde récession, les dirigeants allemands ont imposé aux autres pays européens un rythme de désendettement public contraire au bon sens économique : vrai ou faux.

Les dirigeants allemands ont imposé un appel d’air en termes d’accueil des réfugiés, sans se soucier des répercussions sur les autres pays, en particulier ceux situé sur la route des Balkans : vrai ou faux.

Politique gaullienne

Dans l’aéronautique, la chancelière a refusé la fusion entre BAS et EADS qui aurait pourtant pu contrebalancer Boeing, en raison d’intérêts purement allemands : vrai ou faux.

La Grèce n’est restée en Europe en juillet dernier, qu’aux conditions posées par les dirigeants allemands, en évitant d’admettre contre l’évidence même que la dette grecque n’était pas soutenable : vrai ou faux.

Le compromis avec la Turquie d’Erdogan sur l’accueil des réfugiés et le rapprochement de la Turquie et de l’Union européenne a quasiment été décidé par l’Allemagne, sans véritable consultation de ses partenaires européens. Vrai ou faux.

Sur tous ces sujets, les dirigeants allemands ont mené une politique que l’on pourrait qualifier de gaullienne, en songeant à l’intérêt de l’Allemagne et à son opinion publique et en se souciant comme d’une guigne des autres. Nous aurions mauvaise grâce à le lui reprocher, car c’est la politique menée par la France dans les années 1960 dans le cadre de la petite Europe, servie par l’absence de la Grande-Bretagne et la culpabilité de l’Allemagne.

Assurer la prépondérance économique allemande

Et maintenant, à front renversé, ce sont les Français qui réclament plus de démocratie en Europe, alors que dans les années 1960, c’était les Allemands. Il est quand même frappant que la chancelière Angela Merkel en visite récemment dans un lycée franco-allemand à Berlin, pressée par les élèves de tracer une route vers l’intégration européenne, ait conclu que « c’est déjà beau que l’on puisse circuler librement et échanger librement entre la France et l’Allemagne » !

Alors, irrésistiblement, pour ceux qui s’intéressent à l’histoire, une autre image remonte du fond de l’histoire, comme un vieux papier qui remonterait à la surface de l’eau, et ce n’est pas l’image de l’Europe des fondateurs, celle de Konrad Adenauer, de Robert Schuman et d’Alcide de Gasperi, ce n’est pas l’image de celles des créateurs de l’euro, celle de Jacques Delors, Helmut Kohl et François Mitterrand, non c’est celle de la vision exprimée par le chancelier Bethmann-Hollweg (1856-1921) au début de septembre 1914, lorsque la victoire semble sourire à l’Allemagne dans ce qui est connu comme le « Septemberprogramm ».

La vision proposée est celle de la création d’une union économique de la Mitteleuropa par des accords douaniers communs avec la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, l’Autriche-Hongrie, la Pologne et, éventuellement, l’Italie, la Suède et la Norvège, sans couronnement institutionnel commun.

Cette union économique était censée assurer la prépondérance économique allemande en Europe. A cet égard, on ne peut être frappé que par la ressemblance entre les contours géographiques de cette Europe-là et de celle qui surgit avec la sortie de la Grande-Bretagne qui déplace ipso facto le centre de gravité de l’Union européenne vers l’Est et renforce encore la main de l’Allemagne : en plus de son poids démographique et économique, elle gagne encore en centralité. A l’élargissement à l’Est, succède le rétrécissement à l’Ouest. Et qui sait si obscurément, ce n’est pas le fantôme de cette Europe-là que fuit la Grande-Bretagne !

Par Alain Trannoy, directeur d’études à l’EHESS et Aix-Marseille School of Economics

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