«Brexit» ou «Eurexit» ?

«Brexit». Déjà ce petit nom raccourci est une merveille. Tout le monde comprend. Et il a fait souche bien vite dans le patois international d’aujourd’hui. En outre, ce fut une fort élégante négociation qui eut lieu entre David Cameron et ses partenaires européens, vendredi 19 février. Il y a longtemps que les affaires internationales, économiques, financières, migratoires ou stratégiques ne nous avaient plus donné, à l’occasion d’une négociation quelconque, ce spectacle heureux d’une rencontre éminemment civilisée, sans insulte ni mot de trop, où à l’évidence chacun des présents, ayant des intérêts à défendre, cherchait à le faire en étant le moins désagréable possible aux autres.

Tout cela était sympathique en diable. Mais tout cela augure très mal de l’avenir de l’Europe. Il a suffi pour parvenir à cet accord de limiter le champ des conversations à quelques-uns seulement des mécanismes innombrables qui sont à l’œuvre dans l’institution commune, l’Union européenne. Réécrire la directive de 2011 sur la libre circulation des travailleurs pour permettre au Royaume-Uni de limiter dans le temps l’aide sociale à ceux qui rentrent chez eux. Réécrire la régulation de 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale pour ce qui concerne l’indexation des allocations pour le cas des migrants. Renvoyer à plus tard la question du budget de l’Union, comme celle de la négociation demandée par la Suisse sur la libre circulation des personnes à la suite de sa propre votation de 2014 contre «l’immigration massive». Accélérer, au contraire, la préparation des directives qui disposent de la sympathie britannique, le marché unique du numérique ou le marché unique des services financiers, rien de tout cela n’était ni très difficile, ni très bouleversant, ni ne changeait grand-chose à la nature et à l’état de l’Union européenne. Il ne s’agit que d’aménagements de détail à des procédures limitées. Pendant les semaines qui lui furent ainsi consacrées, l’Europe ne parla que d’elle-même et de ses affaires purement internes. Elle s’attache à régler des minimécanismes sans rapport avec le reste du monde.

Pendant ce temps, il n’y eut pas de présence européenne en tant que telle à la COP 21, on enregistra un nouveau tassement bancaire et boursier mondial, qui ne fut pas évoqué dans les conversations européennes. La voix européenne ne se fit pas non plus entendre dans les débats d’application de l’accord sur le nucléaire iranien. La guerre en Syrie continua à faire rage. L’Europe est absente de l’activité diplomatique pour tenter d’y mettre fin.

Or l’Europe est, probablement, le continent le plus concerné par la révolution profonde qui est en train de bouleverser l’économie pétrolière sur la planète. La découverte de ressources d’hydrocarbures, pétrole et gaz, massives au Moyen-Orient, remonte à l’entre-deux-guerres. Et, c’est en 1945 que Franklin Roosevelt, de retour de Yalta, passager de luxe à bord d’un des croiseurs militaires les plus puissants de son pays, reçoit à son bord, en mer Rouge, le roi d’Arabie Saoudite, Abdelaziz ibn Séoud, et signe avec lui un accord extraordinaire par lequel l’Arabie prend l’engagement illimité dans le temps d’offrir de manière permanente des quantités de pétrole immenses et à bas prix en échange d’une garantie militaire de sécurité, sans limite de temps non plus, donné par les Etats-Unis. A travers l’Arabie, ce sont aussi le Koweït, le Qatar et les Emirats arabes unis qui sont englobés par cette formidable garantie.

L’économie pétrolière s’organise alors, sous contrôle stratégique américain, entre les mains de musulmans sunnites. L’Irak voisin, ancienne Mésopotamie, longtemps province de l’Empire ottoman, créé monarchie constitutionnelle sous pression britannique en 1921, avait une population pour moitié chiite ou à peu près. Mais l’influence britannique avait permis qu’il fût gouverné par des sunnites. Il fut possible en ce deuxième après-guerre de le rattacher à l’économie pétrolière à dominante sunnite sous contrôle occidental.

Pour faire bonne mesure, les Anglais ayant été chassés par l’accord de 1945, les Américains réussirent même à établir une grande influence en Egypte, consolidant ainsi une relative légitimité de leur influence chez les sunnites et dans le monde pétrolier. Puis l’Irak devint une dictature séculière quasiment athée, qui maintint l’équilibre avec une immense brutalité à usage surtout interne. Mais l’invraisemblable stupidité de l’attaque américaine de 2003 contre l’Irak et son dictateur casse tout. L’Irak a maintenant une majorité chiite et besoin d’un peu de démocratie pour retrouver la paix interne, avec ses énormes réserves pétrolières comme atout dominant.

Pendant ce temps, l’immuable Iran (80 millions d’habitants, trois mille ans d’histoire, le berceau du chiisme) subissait, avec des dégâts limités, une redoutable révolution théocratique seulement maintenant en train de se calmer, résistait presque victorieusement à une attaque irakienne (huit ans de guerre) et vient seulement de se débarrasser de son aile nucléariste, avec l’aide cependant des Américains ouvrant à temps et conduisant intelligemment les négociations nécessaires à ce que l’appareil nucléaire iranien reste à usage seulement civil.

Depuis quelques décennies, et surtout depuis Poutine, la Russie suit attentivement ces évolutions avec l’espoir, qu’elle encourage, que ce réveil chiite affaiblisse la domination occidentale dans le monde pétrolier…

Faire sa place à l’Iran avec l’appui russe et sous contrôle international, reconstruire l’Irak de manière acceptable pour tous ses voisins et partenaires y compris la Russie et la Turquie, telles sont les urgences d’aujourd’hui. Les Etats-Unis sont autosuffisants en pétrole. Nous pas. Or voici que l’économie pétrolière est majoritairement passée sous dominante chiite - Iran, Irak, Bahreïn, Syrie peut-être demain -et protection russo-iranienne.

La dépendance énergétique est pour l’Europe une menace dominante. Or, on n’en a pas parlé, et l’Europe est absente du champ de négociations… parce que ce ne sont pas des questions que la Grande-Bretagne accepte que l’on pose…

Il en est une autre. Les liquidités mondiales valent 4 fois le produit brut mondial. Mais elles ne financent plus l’investissement que pour 3 %. La Chine est en régression, les capitaux la fuient, le Brésil est en récession, les crises locales se multiplient, les Bourses faiblissent. La question de la coopération de l’Europe à la réorganisation financière du monde est une des urgences du moment. Elle se pose avec une acuité croissante que même les Chinois ont évoquée… De cela non plus il ne fut pas question. Or, l’avenir de l’Europe en dépend aussi… Aucun de nos dirigeants n’a osé mettre ces questions sur la table. Cela aurait déplu aux Anglais et rendu, peut-être, l’accord impossible.

Il n’y a pas d’Europe, mais seulement un conglomérat de voisins, aussi longtemps que l’outil nommé Europe ne s’occupe pas de cela aussi, sinon de cela d’abord. Tout cela commence bêtement par le droit de mettre ces questions à l’ordre du jour. Conquérir ce droit suppose que les Anglais s’en aillent… et je n’ai vu nulle part la démonstration selon laquelle ce serait, pour eux ou pour nous, une telle catastrophe !

J’ai une énorme tendance à qualifier de dangereusement hypocrites tous ceux qui font référence au beau nom de l’Europe sans la moindre allusion à une entité capable de se défendre - monétairement, diplomatiquement, énergétiquement. Où allons-nous donc, dans ce panurgisme continentalo-britannique sans identité ni volonté ?

Michel Rocard, Ancien Premier ministre.

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