Brexit ou pas, «doux iou spique le globish» ?

«Unis dans la diversité», telle est la devise de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Bien que l’Union européenne (UE) se targue de cette même devise, force est de constater que «Désunis dans l’adversité» décrit mieux la réalité actuelle du projet européen. Si la perspective du Brexit nous force à envisager ses conséquences économiques, sociales et politiques, elle nous donne aussi l’occasion de nous poser quelques questions d’ordres linguistique, culturel et idéologique.

L’anglais, ou plus précisément le globish (mot-valise formé à partir de Global et de English) est devenu la langue véhiculaire de la planète. La distinction entre langue vernaculaire et langue véhiculaire s’impose, tant la confusion est répandue en ce qui concerne l’anglais, qui cumule les deux statuts. La langue vernaculaire est la langue d’une communauté linguistique. La langue véhiculaire est un outil de communication entre les ressortissants de communautés linguistiques différentes. Au cours de son histoire, l’humanité a connu plusieurs langues véhiculaires, dont le latin, la lingua franca (ou «langue franque»), pratiquée par les marchands et les marins dans le bassin méditerranéen du Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle, l’espéranto et, donc, le globish.

Tout comme plusieurs milliers d’autres langues, l’anglais est une langue vernaculaire très riche, ancrée dans une culture immense. Le globish, lui, est un outil au vocabulaire indigent, dépourvu de nuances et qui supporte l’approximation grammaticale et syntaxique («l’anglais est une langue facile à parler mal», disait Churchill). Faute d’être une langue vernaculaire, le globish est une compétence, devenue indispensable dans de nombreux secteurs d’activité. Pour travailler dans l’économie mondialisée, on nous somme (mon correcteur d’orthographe, qui se croit intelligent, veut ajouter un «s» à «somme») d’avoir la maîtrise du globish, de même qu’on passe pour un crétin si on ne sait pas se servir du Pack Office de Microsoft.

Si le globish sert les échanges commerciaux, financiers, scientifiques ou techniques, dans le monde de la culture, des sciences humaines, du droit ou de l’art, il s’avère insuffisant. Idéalement, une langue véhiculaire devrait être neutre. C’est le cas de l’espéranto, créé à la fin du XIXe siècle par Ludwik Zamenhof. Seule langue construite qui est passée du stade de projet à celui de langue vivante (environ 2 millions de locuteurs), l’espéranto n’est ancré dans aucune culture et idéologie. A contrario, l’anglais est la langue du modèle économique hégémonique qu’est le néolibéralisme. Le globish est le déguisement véhiculaire de l’anglais, qui s’arroge le terrain linguistique que défriche jour après jour la mondialisation.

L’anglais et l’Union européenne

Rappel : l’allemand est la langue maternelle la plus parlée dans l’UE, suivi de l’anglais (Royaume-Uni, Irlande et Malte), du français, de l’italien, de l’espagnol, du polonais et d’un peloton bigarré qui porte le total des langues officielles de l’UE à 24. Toutes les réunions à Bruxelles ne se font pas avec des interprètes et le globish, avatar mais aussi ambassadeur de l’anglais, érode ainsi peu à peu les langues vernaculaires des pays membres et il les contamine. De plus, même en présence d’interprètes, de nombreux eurocrates trouvent que ça fait bien de parler l’anglais (ou presque…). Du point de vue linguistique, les instances européennes sont ainsi de plus en plus le reflet de l’économie mondialisée, où le globish règne sans partage et nivelle la pensée par le bas (ce n’est pas en globish que l’on peut construire et partager une pensée sagace et pétillante sur les tenants et les aboutissants du concept de laïcité, de négritude, d’acquis sociaux, de terroir ou de tiers payant).

Si le Brexit n’a pas lieu, l’Europe continuera à parler la langue de l’Irlande, de Malte et du champion historique de l’euroscepticisme, même pas membre de la zone euro ou de l’espace Schengen et qui aura menacé de partir, non sans avoir demandé quelques faveurs.

Mais si le Brexit a lieu, l’Europe parlera-t-elle la langue de l’Irlande, pays champion de l’UE du dumping fiscal, et de Malte, dont la population équivaut à celle de la ville allemande de Bochum ? Y aura-t-il une prise de conscience au sein des institutions européennes ? Nos chers eurocrates se diront-ils : «On ne peut plus parler entre nous une langue si minoritaire dans l’Union, qui plus est d’un pays qui nous a quittés !». Est-ce que l’un d’eux ajoutera : «De surcroît, c’est la langue du modèle économique hégémonique qu’est le néolibéralisme. Nous devrions peut-être profiter du Brexit pour forger avec nos propres langues une idéologie nouvelle, plus juste et progressiste, ce que semble souhaiter bon nombre de citoyens européens» ? Comme dirait Coluche, «la réponse est dans la question, je ne fais qu’un seul voyage». Il est probable que les 27 membres restants vont continuer à s’entretenir de plus en plus en anglais (ou presque). Force est de reconnaître l’absurdité de la situation si cette langue n’est maternelle que pour les Maltais et les Irlandais qui, même ensemble, sont moins nombreux que les Slovaques.

En France

Le référendum sur le Brexit nous donne l’occasion de remettre en question le tout-anglais et de refonder l’enseignement des langues en augmentant la part de celles de nos voisins, à savoir l’allemand, l’italien et l’espagnol (menée à l’échelle européenne, une telle politique permettrait d’accroître le rayonnement du français), de celles des communautés linguistiques les plus présentes en France (le portugais, l’arabe) et du mandarin, étant donné l’importance économique croissante de la Chine.

Dans le mythe biblique de Babel, les hommes sont punis par Dieu car ils ont eu l’arrogance de vouloir bâtir une tour jusqu’au ciel. Dieu les condamne à parler dans une multitude de langues. A rebours de cette prétendue malédiction, il convient de redouter une tour de «Globabelish» où les hommes ne disposent plus que d’une seule langue, dénominateur véhiculaire commun dont la pauvreté et l’unicité du système de pensée étiolent leur esprit. De même que nous sentons que notre survie passe par le respect de la biodiversité, il faut défendre la multiplicité des langues. Comme le dit le linguiste Claude Hagège : «Défendre nos langues et leur diversité, notamment contre la domination d’une seule, c’est plus que défendre nos cultures, c’est défendre nos vies.»

Mieux qu’une simple compétence véhiculaire, la langue vernaculaire est le seul bien dont nous disposons pour former la pensée et partager les richesses immatérielles de l’esprit humain. Promouvoir les langues vernaculaires, c’est refuser l’uniformité et le nivellement par le bas, c’est hisser l’Union européenne à la hauteur de sa devise : «Unis dans la diversité». Repenser la politique linguistique européenne et développer les passerelles entre les langues et les cultures constitue une ambition noble et assurément moins arrogante que de vouloir bâtir jusqu’au ciel la tour d’une pensée unique.

Xavier Combe, Interprète de conférence et traducteur, enseignant à l’université de Paris-X, président de l’Association française des interprètes de conférence indépendants (www.afici.fr) et auteur de l’Anglais de l’Hexagone (l’Harmattan, 2009, Prix des mots d’or d’auteur de la francophonie) ; 11 + 1 propositions pour défendre le français (l’Harmattan, 2012).

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