Brexit : «Trop occupés à regarder Netflix, nous n’avons pas vu le coup venir»

J’ai appris le résultat du vote sur le Brexit au moment de partir pour mon cours de gym. En arrivant, j’ai croisé le regard de mes camarades, et nous avons hoché la tête en chœur. Une femme venait de m’arrêter dans la rue pour me dire : «Je n’arrive pas à y croire. C’est de la folie.» A quoi j’avais répondu : «Oui, je sais.» Ce matin-là, notre prof nous a prévenues qu’elle ne laisserait personne prononcer le mot qui commence par «B». Une semaine après le vote, j’ai été nommée pour le prix Strega européen [prix littéraire italien, ndlr]. La conférence de presse se tenait à Rome, dans une salle surchauffée. J’étais au bord des larmes. L’Angleterre semblait soudain infiniment moins tolérante que nous l’avions tous cru. L’incertitude et la peur s’immisçaient dans l’existence de nos amis européens. Nous avions beau faire des blagues grinçantes, le sentiment qui dominait était qu’une chose effroyable, impensable, venait de se produire. Trop occupés à regarder Netflix, nous n’avions pas vu le coup venir. Dire que l’issue du vote fut un choc absolu, un bouleversement total, relève de l’euphémisme. Personne parmi mes connaissances n’avait voté pour le Brexit - personne du moins ne l’aurait avoué. J’étais une écrivaine, une femme de gauche, je vivais à Londres dans une bulle que je m’étais largement construite : j’avais pris soin de m’entourer d’êtres dont les idées et les valeurs faisaient bon ménage avec les miennes. Je pensais que cette solidarité serait pour moi synonyme de changement. Je me trompais. J’avais pris ma petite chambre d’écho pour une communauté.

Or, au fil des semaines, je voyais ces gens qui auraient pu être mes amis, ces femmes et ces hommes relativement aisés, issus de la classe moyenne libérale, diriger leur ressentiment et leur colère vers la classe ouvrière, ces mêmes communautés au sein desquelles j’étais née. Eux qui n’avaient aucune idée de ce que l’on vit quand on est pauvre, marginalisé, exclu, ignoré par les politiques - sauf lorsqu’il s’agit de nous vilipender -, voilà qu’ils se complaisaient soudain dans des discours haineux. Je regardais, nauséeuse, le flot d’injures noyer l’historique de mes réseaux sociaux, la rhétorique bien connue se déployer : «Alors, les ploucs du Nord, fiers de vous ?» Eux dont j’étais persuadée qu’ils n’auraient jamais osé proférer la moindre parole raciste, sexiste ou homophobe, voilà que dans leur déception, leur frustration, ils laissaient désormais remonter et éclater à la surface ce qu’ils pensaient vraiment des pauvres, ces gens si différents d’eux. Soudain, cette solidarité que j’avais échafaudée me semblait pour le moins chancelante.

Sauf que ce n’étaient pas précisément les gens du Nord qui avaient voté pour le Brexit, pas uniquement ceux qui gagnaient moins. De fait, comme le prouvaient plusieurs études, la plupart des partisans du Brexit étaient originaires du sud-est ou du sud-ouest du pays, et nombre d’entre eux faisaient partie de la classe moyenne. Mais même en sachant cela, ceux qui s’étaient empressés de fustiger la classe ouvrière n’étaient pas prêts à se repentir. Et là où les communautés pauvres avaient bel et bien voté cette sortie de l’Europe - sans savoir qu’elle allait aggraver leur précarité -, personne ne fit l’effort de comprendre ce qui avait pu pousser toute une communauté à un tel degré d’autodestruction. On y était : les camps se faisaient face. Au lendemain du vote sur le Brexit, trois choses me sont apparues clairement : 1) Il fallait que je comprenne comment nous avions pu nous retrouver dans une situation aussi grave, et que j’aide les autres à comprendre. 2) Je ne savais pas qui j’étais, pas plus que je ne connaissais vraiment ma communauté. 3) Pour réussir à comprendre, il me faudrait retourner dans ces villes déshéritées des classes ouvrières dont j’étais issue.

Et c’est ainsi que j’ai écrit un récit autobiographique intitulé Basse Naissance. Partant d’Ecosse pour rejoindre le sud de l’Angleterre, j’ai sillonné villes et villages en essayant de comprendre les conséquences de la pauvreté à long terme, l’identité de ces lieux, et l’avenir de mon pays.

L’une des villes que j’ai visitées, Great Yarmouth, située sur la côte est de l’Angleterre, permet peut-être d’éclairer le phénomène du Brexit. Yarmouth est ce qu’on peut appeler une «cité balnéaire». Son industrie essentiellement basée sur le tourisme s’est essoufflée dans les années 70 ; avant, on pouvait manger des fritures dans les galeries marchandes, aller à la fête foraine, dormir dans des bed  & breakfast bon marché, et danser sur de la pop tapageuse dans des boîtes de nuit qui vendaient des cocktails pas chers et trop sucrés. Mais les vacanciers cessèrent d’affluer à Yarmouth, et la ville, faute de trouver une alternative viable, commença à se vider. A l’époque où j’y ai vécu, vers la fin des années 90, les grossesses précoces, la toxicomanie, le faible niveau de scolarité et le chômage étaient florissants. Les garçons prenaient le bus pour aller trimer à l’élevage de poulets, et les filles à la fabrique de chocolat, quand elles ne restaient pas en ville pour travailler dans l’hôtellerie, récurant les toilettes et servant les clients au restaurant. J’étais de celles-là.

A mon retour, en 2018, j’ai retrouvé une ville plus piteuse encore. Le front de mer était complètement désert, à l’exception d’un groupe d’hommes qui fêtaient un enterrement de vie de garçon. Un type a sorti son pénis, histoire de rigoler un peu. La plupart des magasins de la rue commerçante avaient mis la clé sous la porte. Les immeubles dans lesquels j’avais vécu - déjà peu ou prou insalubres à l’époque - n’avaient pas changé, le temps les avait simplement délabrés un peu plus. Quant aux centres pour enfants (service indispensable pour les parents aux revenus précaires), ils fermaient les uns après les autres.

Le seul bâtiment flambant neuf, face à la Poste centrale désormais close, était celui qui abritait le bureau local du parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (Ukip). Il venait d’être repeint. J’appris que Great Yarmouth avait voté massivement en faveur du Brexit, à 71,5 %, et que la ville, pour la première fois depuis 2014, était dirigée par une municipalité conservatrice, alors même que cette municipalité n’avait de cesse d’introduire des mesures d’austérité qui frappaient les communautés pauvres. Exprimant mon étonnement face à un si faible instinct de survie, je m’entendis répondre que les gens «gardaient espoir». «De toute façon, on pourra pas tomber plus bas, hein ?» Un tel constat, me semble-t-il, permet d’expliquer pourquoi les communautés pauvres ont voté pour le Brexit. Davantage que la protection de leurs intérêts ou une xénophobie latente - moi qui ai grandi au sein de ces communautés, je sais qu’elles ne sont à cet égard ni pires ni meilleures que la classe moyenne -, c’était leur indignation et leur désespoir qui s’exprimaient là. Elles ont été ignorées, privées de leurs droits. Elles ont dû faire face aux pires conséquences de l’austérité, une austérité qui, comme l’affirme le rapport de l’ONU sur la pauvreté au Royaume-Uni, a touché le plus durement «les pauvres, les femmes, les minorités raciales et ethniques, les enfants, les parents seuls et les personnes handicapées». Ereintées, excédées, elles ne voyaient aucun avenir dans le statu quo. Et, oui, elles ont été manipulées dans leur vulnérabilité par une classe politique qui a mené une campagne mensongère, par des partis qui, à l’image du Ukip, ont martelé - à tort - qu’il y aurait suffisamment de ressources pour tout le monde, et surtout pour elles, à condition que les ressources ne reviennent pas aux immigrés (quand, en réalité, les ressortissants européens vivant au Royaume-Uni apportent aux deniers publics une contribution supérieure de 2 300 livres à celle d’un adulte moyen).

Les communautés pauvres n’ont pas toutes voté pour le Brexit. Liverpool, considérée comme la quatrième ville la plus déshéritée d’Angleterre, s’est ainsi prononcée contre - mais ce résultat est dû à un parti travailliste local qui a été capable d’ouvrir à ses électeurs d’autres perspectives, en leur montrant qu’il y avait encore un combat à mener, avec de bons élus locaux qui ne les lâcheraient pas.

Ce retour aux communautés de ma jeunesse m’a beaucoup appris - il m’a notamment montré que je pouvais être fière de la force de mes racines ouvrières. Mais ce qu’il m’a appris avant tout, c’est que les pauvres ne sont pas responsables du Brexit, qu’ils ne l’ont jamais été. Ce n’est pas à eux qu’il faut en vouloir, mais bien à nous tous qui n’avons pas su réagir face à la mise en œuvre de politiques entraînant dans leur sillage des niveaux de pauvreté inédits depuis les années 80. C’est bien nous, nous toutes et nous tous, qui devrions avoir honte de fustiger les pauvres alors même que nous contribuons aux inégalités structurelles du Royaume-Uni, et que nous profitons de ces inégalités. J’ai quitté l’Angleterre pour l’Europe. Aujourd’hui, je vis à Prague. Mon mari et moi avons déménagé en décembre, à la veille des élections. Ce fut un soulagement : j’avais toujours dit que je ne resterais pas dans un pays capable d’élire Boris Johnson à la tête de son gouvernement, un homme dont l’opportunisme et le carriérisme me glacent le sang. Je me sens aussi dévastée par le Brexit que je l’étais il y a trois ans. Mon seul espoir : que ce vote puisse être perçu comme un signal d’alarme par celles et ceux qui sont davantage portés sur le jugement que sur les actes.

Par Kerry Hudson, écrivaine écossaise. Traduit de l’anglais par Alexandre Pateau.

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