Brexit : un oui, dans la logique de l’histoire

Pour changer un peu, parlons du référendum par lequel le peuple du Royaume-Uni a exprimé sa volonté de sortir de l’Union européenne - pardon pour la périphrase, mais le «Brexit» ne me semble pas très orthodoxe linguistiquement.

Beaucoup de réflexions sagaces et pertinentes ont été formulées sur les implications sociologiques (le vote des classes populaires), politiques (la fracture interne qui parcourt le Labour et les tories), nationalitaires (la question écossaise, le problème irlandais). Bien des scénarios ont été échafaudés sur la suite. Quelques rappels historiques ont été faits (le référendum de 1975), mais pas sur la longue durée et le rôle de la géographie en histoire (encore un plaidoyer pour l’union organique, si française, de l’histoire et de la géographie, me direz-vous).

Géographie et longue durée, on le sait depuis Braudel au moins, font bon ménage. Il se trouve que les îles du Royaume-Uni sont… des îles. L’étymologie nous apprend que les îles sont isolées (isola, ae, f.), et la cartographie qu’elles sont reliées au reste du monde par des routes maritimes. L’Angleterre, pour ne parler que d’elle, s’est illustrée depuis des siècles comme une puissance maritime redoutable : les Espagnols et leur armada supposément invincible l’apprirent à leurs dépens au XVIe siècle, avant que le roi, puis la reine d’Angleterre ne règnent sur le premier empire colonial du monde au XIXe siècle mais aussi au XXe, disons jusqu’en 1947 (indépendance de l’Inde). Le continent européen n’intéressait les Anglais que pour autant que leurs propres affaires étaient concernées : depuis la fin de la guerre de Cent Ans et le retrait du territoire des rois de France, ce qui importait était la paix et l’équilibre européens. C’est pour cela que le trublion Napoléon fut combattu, lui qui avait rompu l’équilibre des puissances et soumis l’économie britannique à un blocus. Pour pouvoir coloniser et commercer en paix intervint, près d’un siècle plus tard, l’Entente cordiale (1904) avec la France : le but était de s’entendre avec l’autre grand colonisateur mondial (Paris) et de faire pièce à l’Allemagne, concurrent industriel et commercial, voire maritime et militaire, nouveau. L’arrimage du Royaume-Uni à l’Europe se raffermit avec la Grande Guerre (contre l’Allemagne) et la résistance héroïque des Britanniques face à la menace continentale nazie, seuls (juin 1940-juin 1941), puis avec l’URSS (juin 1941) et les Etats-Unis d’Amérique (décembre 1941).

Après la Seconde Guerre mondiale, retour au splendide isolement : le Royaume-Uni, allié à son Commonwealth, décolonisant en douceur (par rapport à la France), ne fut pas de l’aventure de la Ceca (1951), ni de la CEE (1957). Qu’avait à faire une île d’un continent ? La traditionnelle opposition entre puissances continentales (depuis Sparte) et maritimes (Athènes) retrouvait toute sa pertinence. Sauf que le Royaume-Uni, vieille nation industrielle, était désormais une nation industrielle vieillie : l’économie du charbon, de l’acier et du textile périclitant, il apparaissait opportun, voire intéressant, d’adhérer à cette zone de haute croissance qu’était la CEE. De Gaulle, qui connaissait son histoire, et qui avait un peu fréquenté les Anglais, opposa un «moi vivant» catégorique. Pompidou, plus pragmatique et libéral, donna son accord, non sans consulter le peuple français par référendum (procédure curieuse quand on y réfléchit). Les relations entre la CEE et son nouveau membre furent bonnes, jusqu’à ce que Thatcher s’avise à nouveau que l’île était à part : ce fut le début d’un statut spécifique, ou d’un traitement de faveur, parachevé par les «concessions» obtenues à l’hiver 2016 par Cameron, juste avant le référendum. La décision du peuple britannique a tout de la logique historique : derrière le sourire de Johnson, on entend Carl Schmitt ricaner, qui avait bien dit que la mer et la terre se marient mal.

Les jeux sont-ils faits ? Longue durée n’est pas nécessité - après tout, l’histoire est aussi, et surtout, le terrain de jeu de la liberté… L’adhésion britannique ne fut pas (qu’)un accident de l’histoire, mais le résultat d’un calcul d’intérêt et de puissance. Face aux incertitudes, voire aux cataclysmes annoncés de la sortie, le monde de la financepourrait murmurer à l’oreille des gouvernants britanniques qu’il est urgent d’attendre, de ne rien faire ou de revenir sur le fameux Brexit. Il semblerait que le peu d’empressement manifesté par Londres à activer le désormais fameux article 50 du traité de Lisbonne aille dans ce sens. Au pays des bookmakers, on peut prendre le pari.

Cette chronique reprendra le 1er septembre.

Johann Chapoutot, historien, professeur à la Sorbonne-Nouvelle, Paris-III.

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