Buenos Aires : des violences policières contre la liberté d’expression

De la militarisation de la police à la violation des droits constitutionnels en passant par la répression des journalistes, le gouvernement argentin porte atteinte aux libertés individuelles en toute connaissance de cause.

Depuis une semaine, la capitale argentine est le théâtre de scènes d’une rare violence. Des manifestations massives et le retour des cacerolazos (1) rappellent inévitablement la crise de décembre 2001, qui s’était soldée par vingt et un morts et le départ du président en hélicoptère. Si la situation actuelle est différente, certains éléments nous alertent sur les risques de dérives autoritaires d’un gouvernement souvent qualifié de centre droit.

Depuis son arrivée au pouvoir début 2016, Mauricio Macri a entamé un virage économique fondé sur une ouverture aux importations et un modèle de gestion favorable aux marchés financiers. Ce dernier repose sur un endettement croissant, visant à compenser la baisse des recettes fiscales, dues non seulement aux allégements d’impôts offerts aux exportateurs de matières premières et aux secteurs les plus aisés, mais aussi aux conséquences d’un ralentissement général de l’économie.

Ces mesures, mises en place dès les premiers mois de gouvernement, ont suscité des protestations rapidement maîtrisées par les forces de l’ordre et sans réel effet politique. En décembre, deux mois après sa victoire aux législatives, le gouvernement utilise sa légitimité dans les urnes comme passe-droit pour imposer des mesures contraires à ses promesses de campagne: il décide de réduire le montant des retraites, principalement des plus faibles. C’est l’acte de naissance d’une nouvelle opposition.

La militarisation de l’espace urbain

Mercredi 13 décembre, face au succès d’un rassemblement pacifique d’environ cent mille personnes contre les réformes budgétaires, le gouvernement précipite le vote et barricade le Congrès. Un important déploiement de gendarmes attend les manifestants devant des rangées de barrières mobiles, camions antiémeute et brigades cynophiles. Ce dispositif de militarisation de l’espace urbain et la répression qui s’ensuit instaurent un climat de tension qui s’amplifie le lendemain.

Jeudi 14, au sein de l’hémicycle, des députés de l’opposition blessés par la gendarmerie dénoncent l’impossibilité de poursuivre le débat démocratique dans ces conditions. Sans quorum, le vote doit de toute façon être reporté. À l’extérieur, l’annonce de la suspension de la séance provoque la joie des manifestants mais déclenche aussi le début d’une répression féroce. Des escadrons de policiers à moto se lancent sur la foule, ouvrant le feu avec des balles de caoutchouc et arrêtent quarante-et-une personnes au hasard.

Lundi 18 décembre, alors que les affrontements font rage entre policiers et manifestants, les députés débattent au sein du Congrès. La loi est finalement approuvée au petit matin, dans la rumeur lointaine d’un cacerolazo massif et spontané qui a rassemblé des milliers de personnes à Buenos Aires et dans d’autres villes du pays. Le bilan est évalué à 162 blessés, dont la moitié de policiers, trois manifestants éborgnés, un autre dans un état critique, et soixante-dix arrestations.

La presse prise pour cible

Le torse ensanglanté et lardé de onze impacts de balles en caoutchouc du photographe Pablo Piovano est devenu le symbole d’une agressivité nouvelle des forces de l’ordre envers les journalistes. «Avant, il arrivait qu’un journaliste soit blessé au milieu des débordements, mais c’était exceptionnel», explique Andrés Valenzuela, son collègue du quotidien Página12 et membre du syndicat de la presse argentine.

Aujourd’hui, les photographes sont devenus des «cibles à réprimer». Jeudi, le syndicat condamne publiquement ces violences et exige la démission de la ministre de l’intérieur, Patricia Bullrich. Mais lundi encore, vingt-quatre journalistes sont blessés par les forces de l’ordre. L’une est renversée par un car de police, l’autre criblé d’une vingtaine de balles en caoutchouc, un dernier a le crâne ouvert par un coup de matraque. Le syndicat dénonce la détention arbitraire de quatre collègues raflés lors de la manifestation: «Il existe une intention notable de nous discipliner. Hier ils ont arrêté plusieurs journalistes d’une radio d’opposition. Une petite radio, pas suffisant pour générer de l’indignation publique, mais assez pour inquiéter les professionnels de la presse», reprend Valenzuela.

D’après lui, «s’il y a longtemps que la police et la gendarmerie se perçoivent comme un pouvoir parallèle, ils sont maintenant avec un gouvernement qui leur laisse la voie libre, et ils se déchaînent». Le gouvernement de Mauricio Macri avait déjà manifesté une tendance à la répression sévère des mobilisations sociales, soutenant la gendarmerie même lorsque ses opérations avaient entraîné la mort de deux manifestants en terres mapuches, Santiago Maldonado en août et Rafael Nahuel, tué en novembre dernier.

La médiatisation de la violence des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ne constitue que la partie émergée de l’exercice d’une violence d’Etat, qui se déploie à l’abri d’une presse nationale majoritairement favorable au gouvernement actuel. Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrent des scènes de violence arbitraire et gratuite.

La dissuasion par la peur

Le gouvernement actuel préfère la gestion des conflits par la force plutôt que la voie du dialogue, s’appuyant sur une stratégie de dissuasion par la peur. Les manifestants arrêtés ont pris l’habitude de crier leur nom et leur numéro d’identité, au cas où leurs proches ne les retrouveraient dans aucun commissariat. Après les arrestations, des perquisitions ont été menées chez les manifestants pour tenter de justifier la poursuite de leur détention. Les organisations locales de défense des droits de l’homme dénoncent de «graves atteintes aux libertés individuelles» et un «usage disproportionné, irrégulier et illégal de la force».

En février 2017, le rapport d’Amnesty International s’inquiétait déjà du nouveau Protocole de sécurité publié par le ministère de l’Intérieur qui prévoyait «l’ouverture de poursuites pénales contre des personnes ne faisant qu’exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique».

La militarisation de la police, la criminalisation de la protestation sociale, la répression de journalistes et la violation de droits constitutionnels esquissent un panorama menaçant les bases d’une démocratie qui semblait pourtant mise à l’abri de ce type de dérives autoritaires.

Lucía Belloro (IHEAL); Elsa Broclain (EHESS); Gilles Martinet (IHEAL); Sylvain Pablo Rotelli (IEDES)


(1) Littéralement «concert de casseroles» ou «casserolade», il s’agit d’une forme de protestation populaire, devenue un des symboles de la mobilisation citoyenne lors de la crise argentine de 2001.

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