Cachemire, le pays sans service postal

Le 4 août, 10 h 30 en Inde - 7 heures en Suisse. Le gouvernement indien coupe toutes les télécommunications (y compris les lignes téléphoniques locales) dans l’Etat de Jammu-et-Cachemire, et impose un couvre-feu général. Depuis quelques semaines, la population locale sait que quelque chose se prépare : touristes et pèlerins ont été appelés à quitter la région au plus vite, des milliers de soldats supplémentaires ont été envoyés sur place, la panique se répand. Les nouvelles qui me parviennent de Srinagar dénotent une inquiétude latente et une angoisse grandissante. Le gouvernement central fomente quelque chose. Toutefois, personne ne semble savoir exactement ce qui est sur le point de se produire. «S’ils coupent Internet, ne te fais pas trop de souci.» C’est le dernier message que je reçois. Le 5 août au matin, Amit Shah, ministre indien de l’Intérieur, présente au Parlement l’acte de révocation des articles 370 et 35A, qui procuraient au Cachemire son statut spécial d’autonomie.

L’Assemblée législative du Cachemire ayant été dissoute l’année dernière, l’Etat du Jammu-et-Cachemire est déjà de facto dirigé directement par New Delhi, par l’intermédiaire d’un gouverneur. Pour abroger les deux articles, le gouvernement d’extrême droite nationaliste hindoue considère la signature du président de l’Union indienne, dont il dispose, comme amplement suffisante. Amit Shah présente également le décret prévoyant de scinder l’Etat de Jammu-et-Cachemire en deux territoires de l’Union, directement pilotés depuis Delhi : le territoire du Ladakh, qui n’aura aucune assemblée de représentants, et le territoire du Jammu-et-Cachemire, qui disposera d’une assemblée de représentants locaux, tout comme quelques autres territoires de l’Union, mais de bien peu de pouvoirs réels.

Le 6 août, les deux Chambres ont voté et supprimé le statut spécial du Cachemire, alors que la population concernée, dont l’opinion n’a pas été sondée, vit en état de siège, cloîtrée dans les maisons, entièrement isolée. Sept millions de personnes gardées par l’une des armées les plus puissantes du monde. Strict couvre-feu et blocage total des communications. La presse est muselée, aucun journaliste ne peut se rendre sur place, pas un mot ne parvient du Cachemire. Un silence total, pétrifiant.

Agha Shahid Ali, le poète cachemiri-américain, mort en 2001, avait exprimé son désespoir et son amour plein de nostalgie pour son pays dans des circonstances similaires durant l’insurrection cachemirie de la fin des années 80, dans un recueil de poèmes intitulé The Country Without a Post Office, «le pays sans service postal». Cette ode au Cachemire, une réflexion sur l’exil, la violence et le sentiment d’humanité, publiée en 1997, résonne particulièrement dans le silence d’aujourd’hui. Le Cachemire n’est plus uniquement le pays sans service postal, c’est désormais également un pays coupé du monde. Sans Internet, non seulement les nouvelles ne circulent pas, mais toutes les voix locales sont condamnées à ne pas être entendues.

En 1990, durant sept mois, aucune lettre ne fut délivrée au Cachemire. Le courrier s’amassait dans les bureaux de poste. Un ami de la famille d’Agha Shahid Ali observait ce phénomène dans le bureau situé près de chez lui. Un jour, il découvrit une lettre écrite par le père du poète à son fils. C’est de cette histoire, qui lui fut racontée plus tard, qu’Ali tira le titre de son recueil - et de l’un des poèmes qu’il contient. Une lettre qui ne sera jamais délivrée, qui demeurera sans réponse. L’ensemble des poèmes du Pays sans service postal reflète la rage et le désespoir d’Ali à travers une poignante description de la situation à laquelle se mêlent de multiples références à l’histoire du Cachemire, à sa diversité culturelle, à ses légendes, à ses littératures… Dans une langue subtile et mélodieuse, Ali exprime ses sentiments et donne une voix poétique à une population privée de moyen d’expression, privée même du droit de narrer sa propre souffrance et sa propre histoire.

En 2019, je pense à Agha Shahid Ali et au pouvoir, peut-être illusoire, des mots… Le siège du Cachemire dure depuis plus de vingt jours à présent, et les télécommunications, à part de rares lignes téléphoniques, sont toujours bloquées. Aucune nouvelle ne parvient de la vallée. Je pense à Ali : «Envoie-moi tes cris, même seulement ainsi : j’ai trouvé les lettres d’un prisonnier à son aimée. L’une d’elles débute : "Ces mots ne te parviendront peut-être jamais." […] Et je veux répondre : je veux vivre pour toujours. Que puis-je dire d’autre ? Il pleut alors que j’écris ces lignes. Cœur fou, prends courage.» (1)

Face à la violence, à la force brute de l’armée indienne, Ali a employé le seul moyen à sa disposition : sa poésie. Peut-être cette voix sera entendue. Peut-être parlera-t-elle aujourd’hui aussi pour toutes celles qu’on a bâillonnées ?

Rosine Vuille, docteure en langues et littératures d’Asie du Sud à l’université de Zurich


(1) Traduction personnelle du poème The Country Without a Post Office.

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