Calais, jungle d’Etat

Le ministre de l’Intérieur peut se rendre à Calais : pour l’essentiel, le ménage a été fait. Ou plutôt le «déménagement» : les pouvoirs publics refusent de parler d’expulsion. On ne chasse plus les migrants et les demandeurs d’asile qui s’entassent aux portes de l’Angleterre : on organise leur «translation» (l’autre terme du discours officiel) en leur imposant un terrain. Certes, il s’agit d’une ancienne décharge, aujourd’hui sur une réserve de chasse. Mais, paraît-il, c’est une politique d’immigration à visage humain. On ne donne pas le spectacle, comme au temps d’Éric Besson, d’une démonstration de force brutale contre la «jungle» et ses «passeurs». On met en scène une gestion humaine, voire «humaniste» du «problème» qu’on a créé… Continuité ou rupture ? En 2009, l’expulsion était menée, selon le ministre, «avec humanité et délicatesse» ; aujourd’hui, la préfète conduit ce «déménagement» «avec fermeté mais humanisme».

On ne verra plus les migrants : ils ne seront plus en ville. Le terrain est situé à 7 kilomètres du premier supermarché ; pour s’y rendre, il faut marcher pendant trois kilomètres sur une route départementale sans trottoir ni éclairage. Pour les démarches administratives, l’aller-retour prend quatre heures à pied. Il n’est pas question d’offrir à ces gens des murs et un toit - comme le hangar de Sangatte au début des années 2000. Aux migrants, avec les associations, de construire sur ce terrain vague des baraques de fortune. Il ne s’agit donc nullement de résorber le chaos, mais de circonscrire un ghetto. Gendarmes, policiers et CRS le quadrillent pour le «sécuriser» : les migrants sont pris entre la mer d’un côté, et de l’autre un grillage barbelé que la Grande-Bretagne érige à grands frais en bord de route.

Parler de déménagement, ce n’est pas seulement euphémiser la dure réalité, en donnant l’illusion qu’un hébergement attend les étrangers ; c’est aussi mettre en place une nouvelle forme de gouvernementalité. En mai 2014, l’Etat avait déjà tenté une ruse humanitaire. Profitant d’une épidémie de gale, il envoyait le personnel hospitalier : «Shower, you can take a shower…» La promesse d’une douche servait de prétexte à évacuer le camp, aussitôt détruit. Mais, bientôt, les migrants se regroupèrent ailleurs en ville ; pour protester contre les conditions de vie qui leur étaient imposées, ils entamèrent une grève de la faim, dans l’indifférence médiatique.

Puis, le 2 juillet 2014, à 6 heures du matin, 600 hommes, femmes et enfants sont encerclés par les CRS. L’accès est interdit aux journalistes, tandis qu’on écarte sans ménagement les militants. Il n’y aura donc pas de témoins : on gaze, on arrête, on place en centre de rétention administrative - puis, une fois encore, on nettoie l’espace. Pour beaucoup, ce souvenir est un traumatisme. Désormais, migrants, mais aussi associatifs, ne savent que trop bien ce qu’est une expulsion. En 2015, les pouvoirs publics leur offrent donc une alternative : le déménagement, ou sinon l’expulsion. Et cette pression ne s’exerce pas seulement sur les étrangers ; elle pèse également sur les militants associatifs. On voit bien le bâton ; mais où est la carotte ?

Beaucoup se sentent condamnés à participer à la «translation» : ils convainquent la plupart des migrants de l’accepter et les aident à «déménager». Ainsi espèrent-ils négocier au mieux avec les pouvoirs publics. De fait, ceux-ci assurent la distribution d’un repas par jour - mais d’un seul. Toutefois, ils révèlent au dernier moment qu’il n’y aura ni eau, ni électricité, ni toilettes sur le terrain. Certes, aujourd’hui, sous la pression, ils le promettent à nouveau. Mais qu’en sera-t-il réellement ? Il est vrai que les pouvoirs publics ouvrent un bâtiment à côté (pour les Afghans, c’est à un quart d’heure de marche). Le centre Jules-Ferry, telle est donc, à ce jour, la vraie contribution de l’Etat républicain : il peut héberger une centaine de femmes (ainsi séparées de leur conjoint), et propose des douches et des toilettes, mais l’après-midi seulement. Pour le reste, trois points d’eau pour 1 200 à 1 500 personnes. Gageons que les «mafias» sauront en tirer profit. Et que l’Etat interviendra bientôt, sous prétexte de crise sanitaire ou sécuritaire.

Tandis que l’Etat déléguant la responsabilité du centre à une association spécialisée dans le handicap, d’autres, engagées de longue date dans la défense des immigrés, se résignent à cogérer la situation avec les pouvoirs publics, et d’autres encore, qui refusent de collaborer avec l’Etat, de fait, travaillent bénévolement pour lui : telle association médicale se spécialise ainsi, bon gré mal gré, dans l’installation de toilettes sèches. De fait, la plupart des associations contribuent à l’aménagement : on distribue des palettes, des clous et des marteaux. Il est trop tard pour faire front : condamnés à accompagner une politique qu’ils désapprouvent, les militants se démoralisent. C’est la même politique de dépolitisation des enjeux, des sans-papiers aux Roms, qui pousse à la dépression collective. Le sentiment d’impuissance décourage l’engagement militant : l’action publique ne rencontre plus guère d’opposition.

C’est qu’il n’y a plus d’adversaire clairement identifiable : même la maire UMP de Calais, Natacha Bouchart, change de ton, début mars, en célébrant la «richesse culturelle» qu’apportent les migrants à sa ville…

Ailleurs, en Seine-Saint-Denis, le gouvernement socialiste n’hésite pas à charger un préfet à l’égalité des chances de mener à bien des expulsions de Roms. Cette nouvelle stratégie rhétorique amène aujourd’hui les acteurs politiques, du ministre au sous-préfet, en passant par les élus locaux, tantôt à expulser les étrangers de ghettos «sauvages», tantôt à les enfermer, comme ici, dans un ghetto sous gestion publique.

Bref, loin d’en finir avec les «jungles» qui échappaient à leur contrôle, les pouvoirs publics créent à Calais une jungle d’Etat. Il est temps pour le ministre de l’Intérieur de venir l’inaugurer. Sur les bâches en plastique, censées protéger les cabanes de la pluie, un graffiti l’a déjà baptisée : «Bidonville made in Cazeneuve.»

Eric Fassin, sociologue et Marie Adam, militante associative de Calais.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *