Catalogne  : la cohérence tactique d’une suspension

Proclamer l’Indépendance de la Catalogne pour la suspendre une minute plus tard ? Voilà qui paraît surprenant, et même incompréhensible. Dans le camp indépendantiste, c’est la stupeur : l’opinion est désorientée et la coalition nationaliste menace d’éclater.

Dans le camp anti-indépendance, même surprise : Ciudadanos considère la proclamation comme actée, les socialistes catalans font valoir qu’on ne peut suspendre une indépendance non votée par le Parlement. Mariano Rajoy demande une explication sous quatre jours : le Rubicon a-t-il été franchi ? Si oui, il appliquera l’article 155 de la Constitution espagnole qui autorise l’Etat central à prendre en main l’administration de la Généralité… sans formellement la suspendre !

Une politique tactique et stratégique

Ce jeu de faux-semblants a de quoi dérouter. Pourtant, du point de vue de Carles Puigdemont, il a sa cohérence. Cohérente tactique : rester au milieu du gué, c’est d’abord conserver une position d’interlocuteur dans l’éventualité d’un dialogue. C’est ensuite s’affranchir de la pression des plus radicaux. C’est enfin rejeter la responsabilité d’une éventuelle déclaration d’indépendance sans retour sur celui qui refuserait le dialogue. Cohérence stratégique surtout. Carles Puigdemont poursuit l’objectif séculaire du catalanisme : affirmer la souveraineté de la nation catalane… dans un «tout» espagnol à redéfinir. Etats-Unis d’Espagne ? Confédération ibérique ? Royaume-Uni d’Espagne ? Bref, la reconnaissance de l’Espagne comme un Etat plurinational.

En 1931, Francesc Macià, leader indépendantiste, proclame une heure avant Madrid une «République catalane comme Etat intégrant la Fédération ibérique». Même ambiguïté ! Madrid dépêche alors des envoyés pour négocier l’intégration de la Catalogne dans la nouvelle République : il en ressort un accord qui donne naissance à la Généralité en 1932. En 1934, à la faveur d’un mouvement insurrectionnel de gauche s’érigeant contre l’entrée de la droite (CEDA) dans le gouvernement, et en réponse à l’annulation par le Tribunal constitutionnel d’une loi agraire votée par le Parlement, Lluís Companys proclame à son tour «l’Etat catalan de la République fédérale espagnole». Même équivoque ! L’état de siège est proclamé et Lluís Companys est emprisonné. La Généralité est suspendue jusqu’aux élections du Front populaire, en février 1936.

Entre Macià qui gagne et Companys qui perd, Puigdemont cherche sa voie. D’un côté, il rompt avec la légalité constitutionnelle, quitte à s’attirer les foudres de la loi. De l’autre, il cherche à établir un dialogue qui aboutirait à poser la question de la place de la Catalogne en Espagne. Projet national pour la Catalogne et, en même temps, défense d’une vision plurinationale de l’Espagne. La formule ne résulte pas d’une schizophrénie pathologique mais d’intérêts bien compris car les deux parties de la proposition ne s’adressent pas au même public.

Une politique en deux temps

En proclamant l’indépendance, Carles Puigdemont satisfait sa base et s’assure le leadership d’un mouvement de rue qui pourrait fort bien le dépasser. Incidemment, il rachète la virginité du parti qu’il représente et qui est entaché par les affaires de corruption. En suspendant l’indépendance, il s’adresse aux autres Espagnols en les prenant à témoin de sa volonté de dialogue pour discuter de l’architecture territoriale de l’Espagne.

Incidemment, il rassure les élites catalanes qui ont de puissants intérêts, notamment économiques, dans l’ensemble de la péninsule Ibérique. Bolivar de la Catalogne et, en même temps, Bismarck de l’Espagne (1). Là où les observateurs relèvent une contradiction, le catalanisme oppose la logique d’une proposition à deux coups, en cohérence avec un projet politique vieux de cent vingt ans.

Au cours de cette période, les occasions de défendre ce point de vue n’ont pas manqué : 1873 et la naissance de la première République espagnole, de nature fédérale ; 1898 et la réaction «régénérationniste» contre le déclin supposé de l’Espagne, dont le catalanisme est le produit ; 1919 et la formulation du premier indépendantisme dans le contexte des 14 points de Wilson ; 1931 et Francesc Macià ; 1934 et Lluís Companys ; 1978 et l’Espagne «des autonomies» où coexistent une nation espagnole et des «nationalités» minoritaires, aboutissant à la renaissance de la Généralité ; et enfin, 2017…

Ces crises régulières ont leur logique : le catalanisme avance ses idées à chaque fois que l’Etat central montre des signes de faiblesse et prouve son incapacité à créer de l’unité dans le respect des diversités qui composent la péninsule. L’indépendantisme catalan, gardien des Espagne ? En tout cas, c’est l’expression d’une longue tradition juridique espagnole qui conçoit la monarchie comme un pacte révocable entre le roi et son peuple, et d’une vieille tradition politique espagnole qui défend une conception composite de la monarchie des Habsbourg.

L’indépendantisme de Puigdemont, une rupture ? Pas tant que cela, si l’on admet qu’en Espagne, le jeu des emboîtements de souverainetés relatives l’a toujours emporté sur celui de la souveraineté absolue à la française. D’avoir oublié ces fondements politiques, deux Bourbons perdirent leur trône, en 1868 et en 1931. Aussi, la véritable rupture pourrait avancer masquée, contenue dans la seconde partie de la proposition soumise à la votation le 1er octobre et jamais commentée : l’établissement d’une République. De quoi affoler le Palais… et de quoi ravir les Français !

Stéphane Michonneau, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Lille.


(1) Pour reprendre les mots de Niceto Alcala Zamora adressés à Francesc Cambó, leader du catalanisme en 1918. Il ajoutait : «Il est impossible que vous soyez les deux en même temps».

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