Catalogne-Balkans, une inspiration mutuelle

L’éclatement de la Yougoslavie il y a un quart de siècle, resté synonyme de « balkanisation » et de conflits nationalistes, est depuis longtemps une source d’inspiration pour les dirigeants indépendantistes catalans. Inversement, la déclaration d’indépendance de la Catalogne suscite dans les Balkans des lectures contrastées, et réveille au passage des velléités chez des nationalistes insatisfaits de la carte de l’après-Yougoslavie.

Dès 1991, Jordi Pujol, l’ancien président de la Généralité de Catalogne (1980-2003) et figure historique du nationalisme catalan, avait trouvé dans l’éclatement simultané de la Yougoslavie et de l’Union soviétique l’annonce d’une nouvelle ère des nations. Si la Croatie avec ses quatre millions et demi d’habitants, l’Estonie avec son million et demi pouvaient devenir indépendantes, pourquoi pas la Catalogne qui en compte sept millions ? Pujol, qui parlait alors d’« auto-affirmation » (et non de sécession) de la Catalogne, dut quitter la scène politique pour fraude fiscale. Mais son successeur, Carles Puigdemont, a repris l’argument.

Puigdemont, qui s’était rendu en Slovénie pendant l’été 1991, avait observé de près la séquence : un référendum en décembre 1990, une déclaration d’indépendance fin juin 1991 qui provoqua une brève tentative avortée de reprise en main par l’armée yougoslave, puis, début juillet, une médiation européenne prévoyant un moratoire de trois mois sur l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie et sur le recours à la force par Belgrade. Le 8 octobre, la Slovénie réaffirme et met en œuvre son indépendance. Voici quel fut, en quelque sorte, le « modèle » pour les indépendantistes catalans. On pourrait y ajouter la réticence croissante de Républiques plus prospères du Nord à contribuer au budget yougoslave, allègrement pillé par Slobodan Milosevic [président de la République de Serbie de 1989 à 1997 et président de la République fédérale de Yougoslavie de 1997 à 2000]. Comme en Catalogne, une révolte fiscale peut prendre des allures indépendantistes de protection d’une identité culturelle menacée. Et comme en Catalogne, il s’agissait pour de nouvelles élites d’imposer autour du binôme souveraineté-identité une redistribution radicale du pouvoir politique et économique.

Cette référence slovène permet d’éviter d’autres parallèles plus inquiétants, et surtout de gommer les différences essentielles existant entre l’Espagne d’aujourd’hui et la Yougoslavie d’alors. Car il y eut bien une exception slovène, due principalement à son absence de frontières communes avec la Serbie et à l’absence de minorité serbe sur son territoire. Ce n’était pas le cas de la Croatie et de la Bosnie, ni du Kosovo où la déclaration d’indépendance fut suivie de la sécession des minorités serbes qui réclamèrent « protection » à la Serbie. Une décennie guerrière s’ensuivit.

Autre parallèle à méditer, à Madrid cette fois : c’est la suppression par Milosevic de l’autonomie du Kosovo en 1989, et l’imposition par Belgrade d’un contrôle direct, qui persuada les dirigeants slovènes et croates qu’il était temps d’envisager la sortie de la Yougoslavie. Lors de la conférence de Rambouillet entre février et mars 1999, les Serbes refusèrent l’option d’une « autonomie substantielle » pour le Kosovo au sein de la Serbie ; ce fut le prélude à la violence et à la radicalisation de la revendication indépendantiste, qui mena tout droit vers son indépendance. La leçon yougoslave, c’est que supprimer l’autonomie est rendre un grand service à la cause indépendantiste.

Le verrou de la Serbie de Milosevic

Quelles différences, donc, entre l’Espagne actuelle et la Yougoslavie d’hier ? Lors d’une transition vers la démocratie dans un Etat multinational, il est essentiel pour l’avenir de celui-ci que les premières élections se tiennent dans l’ensemble du pays : c’est ainsi, en effet, que la démocratie refondée légitime le cadre territorial dans lequel elle s’inscrit. Après la chute de la dictature franquiste, il était donc capital que les premières élections aient lieu dans le cadre de l’Etat espagnol – lequel, dans un second temps, avec la Constitution de 1978 et ses nombreux amendements ultérieurs, accorda une autonomie considérable et à géométrie variable aux régions telles que la Catalogne ou le Pays basque. Dans le contexte yougoslave, Milosevic, dernier chef du Parti communiste de Serbie, s’opposa à ce principe. Les premières élections libres eurent lieu au niveau des Républiques constitutives : d’abord en Slovénie, puis en Croatie, etc. Dès lors, le centre de gravité de la légitimité politique bascula du centre fédéral vers les nouveaux pouvoirs démocratiques, au niveau des Républiques constitutives.

Autre différence essentielle : la Constitution espagnole de 1978 procède par dévolution du pouvoir vers les régions, alors que la Yougoslavie était une fédération de Républiques ayant le « droit à l’autodétermination y compris le droit à la séparation ». Or ce fédéralisme datant du maréchal Tito [président de la Yougoslavie de 1953 à 1980] fut considéré après 1989 comme un héritage du communisme, et fut remis en cause par l’avènement de la démocratie. Une solution de compromis consistait à transformer une fédération postcommuniste en confédération démocratique, mais le verrou de la Serbie de Milosevic favorisa l’option indépendantiste slovène et croate.

Rien de tel dans le cadre démocratique de l’Espagne, qui pourrait trouver une issue à la demande de souveraineté catalane en négociant une évolution vers une variante du fédéralisme. Mais en Catalogne, comme dans les Balkans, on instrumentalise des filiations historiques douteuses. Milosevic prétendait combattre des fascistes oustachis en Croatie, dont le président était un ancien général de l’armée de Tito. Aujourd’hui, la droite nationaliste catalane s’efforce de puiser dans le réservoir de sympathie antifranquiste de la gauche, dont l’Hommage à la Catalogne (1938), de George Orwell, reste le texte emblématique. Malgré les efforts des indépendantistes catalans pour se fabriquer un récit qui relierait leur cause à celle de la Catalogne de 1937, celle-ci n’en prospère pas moins depuis quarante ans dans une Espagne démocratique et décentralisée ; Rajoy n’est ni Franco ni Milosevic.

La question du Kosovo est relancée par Belgrade

Tandis qu’usages et abus de références yougoslaves prospèrent en Catalogne, la crise espagnole a des répercussions dans les Balkans. A ce jeu de miroirs, la Slovénie et la Croatie, deux pays membres de l’Union européenne (UE) qui se contentent de soutenir les appels au dialogue de Bruxelles, sont partagées entre sympathie et prudence. A front quelque peu renversé au regard de leur propre histoire : comme le fait observer l’intellectuel slovène Slavoj Zizek : « La vieille gauche, qui était plutôt réticente à l’indépendance [de la Slovénie], signe des pétitions pour la Catalogne, tandis que la droite nationaliste qui s’est battue pour l’indépendance est discrètement pour le maintien de l’unité. »

Plus globalement, la déclaration d’indépendance de la Catalogne provoque des réactions contrastées dans les différentes composantes du puzzle postyougoslave. La Serbie est impliquée sur plusieurs fronts. A l’intérieur, la région autonome de Voïvodine a vu se répandre dans sa capitale, Novi Sad, des drapeaux catalans et des graffitis « Voïvodine = Catalogne ». Dans le même temps, le président et leader des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, déclarait qu’il était temps de « parler rationnellement d’une séparation pacifique de la Bosnie » ; lui aussi veut un référendum prélude à un rattachement à la Serbie, que le gouvernement de Belgrade ne fait rien pour encourager. Mais les fissures du précaire édifice bosniaque sont d’autant plus apparentes que les « rattachistes » croates à Mostar ont eux aussi sorti les drapeaux d’Herceg-Bosna [République éphémère croate entre 1991 et 1994] aux côtés de ceux de la Catalogne, avec le slogan : « Bonne chance, nous sommes les prochains ! » Et surtout, la question du Kosovo est relancée par Belgrade.

Le ministre des affaires étrangères serbe Ivica Dacic, en effet, n’écarte pas l’idée d’une séparation du nord du Kosovo où vivent la majorité des Serbes de la province, tandis que le président Aleksandar Vucic dénonce l’hypocrisie et les « doubles standards » de l’UE qui reconnaît le Kosovo mais soutient l’intégrité de l’Espagne. Le parallèle ne tient pas vraiment : la reconnaissance du Kosovo n’est venue qu’après une décennie d’apartheid et une dislocation complète de la Yougoslavie. Mais il semble clair qu’avec la crise catalane, les pays hostiles à la reconnaissance du Kosovo – dont l’Espagne – ne seront pas prêts de changer d’avis.

L’Espagne démocratique d’aujourd’hui n’est pas la Yougoslavie d’hier, mais force est de le constater : le réveil des nationalismes et les velléités sécessionnistes se renforçant mutuellement, ils constituent un phénomène transeuropéen. L’ex-président tchèque Vaclav Havel (1993-2003), qui évoquait à leur propos, il y a vingt ans, des « vases communicants », pensait que l’intégration européenne en serait l’antidote. La Catalogne, la Flandre ou l’Ecosse montrent, au contraire, que c’est au sein de l’Europe démocratique et prospère que se développe aujourd’hui un nationalisme linguistique et souverainiste qui se veut « pro-européen ». L’UE n’est pas que la solution, elle fait partie du problème.

Enfin, par-delà les raisonnements par analogie avec les Balkans, il est une chose qu’ont retenue ceux qui ont vécu et observé de près l’éclatement de la Yougoslavie et que pourraient méditer les protagonistes de la crise catalane : personne, au moment des référendums sur l’indépendance, n’imaginait que l’on allait vers la guerre. Personne n’imaginait qu’en quelques semaines, parfois en quelques jours, la coexistence pouvait se défaire. Et qu’une fois hissé le drapeau dont la vue, selon le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, « fait battre les cœurs », on passerait de l’euphorie de la nation qui entre dans l’histoire à la descente aux enfers.

Par Jacques Rupnik, directeur de recherches au Centre de recherches internationales (CERI) et professeur à Sciences Po.

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