Catalogne, crise de l’autonomie

La situation en Catalogne provoque une perplexité assez générale. Il suffit d’écouter l’une des parties en présence pour se ranger aux arguments de l’autre. Le déchaînement des passions identitaires plaide en faveur de la préservation de l’unité espagnole, mais la brutalité du gouvernement central provoque de la sympathie pour la cause indépendantiste. On n’est pas plus avancé lorsque l’on regarde du côté de l’histoire. Le destin, généralement autoritaire, des mouvements séparatistes fait douter de l’avenir de la «Catalogne libre». En revanche, la mémoire du franquisme rend suspect le maintien de l’unité nationale coûte que coûte. Notre côté démocrate estime que l’avenir de la Catalogne est lié au peuple espagnol tout entier. Nos penchants républicains soutiennent un régionalisme qui a le mérite de vouloir rompre avec la monarchie.

Perdu dans ces ambivalences, le citoyen ne peut pas compter sur les institutions européennes pour y voir plus clair. Leur soutien au gouvernement espagnol est moins une doctrine qu’un moyen de privilégier le statu quo. La Commission européenne vient de déclarer que l’arrestation des leaders indépendantistes catalans est un «dossier entièrement pour les autorités judiciaires». Comme, bien sûr, la Commission déclare respecter «l’indépendance» des autorités susnommées, elle croise les doigts en attendant que l’orage passe. Il ne reste plus qu’à espérer que les juges sauront trancher le nœud gordien afin que la Commission retourne à ce qui l’intéresse : traités commerciaux, règles budgétaires, concurrence libre et non faussée.

Il est pourtant à craindre que l’application du droit existant (que les indépendantistes remettent justement en cause) n’éteigne pas l’incendie. On ne règle pas une crise de légitimité par le simple appel à la légalité. La Catalogne ne pose pas un problème «judiciaire», mais un problème politique. Celui-ci est insoluble par les deux procédures privilégiées aujourd’hui en Europe dans l’approche des conflits : formalisme du droit et règles du marché.

Ce problème est celui de l’autonomie. Rousseau l’a rapproché de «l’acte par lequel un peuple est un peuple»(Du contrat social). Cet acte précède tous les autres : il est la première convention par laquelle des individus décident de vivre sous des lois communes. Depuis que l’on parle de l’autonomie à tout bout de champ (pour l’individu, pour l’université, pour l’entreprise, etc.), le sens politique du concept a été oublié. On le confond avec l’indépendance, ce qui ouvre d’ailleurs la voie à des mouvements qui assimilent «indépendantisme territorial» et «émancipation politique». Rousseau a précisément inventé l’autonomie pour que l’on ne confonde plus la liberté avec ce genre d’indépendance qui mène toujours à la concurrence, et parfois à la guerre.

La situation en Catalogne rappelle ce qu’il y a d’abyssal dans «l’acte par lequel un peuple est un peuple». En invoquant seulement la nation, le gouvernement espagnol oublie qu’il n’y a pas de peuple sans la volonté des citoyens de n’obéir qu’aux lois qu’ils se sont prescrites à eux-mêmes. En se réclamant d’une culture ou d’une langue déjà là, les indépendantistes catalans pensent de la même manière : ils méconnaissent qu’un peuple n’est qu’une ethnie aussi longtemps qu’il ne repose pas sur une décision libre. Si une solution pacifique existe, elle passe par un processus institutionnel qui engage tous les Espagnols. Quelque chose comme une approximation du contrat social dans les conditions difficiles du réel. Ni les décisions de justice ni l’action de la police ne remplaceront une démarche constituante qui redéfinira ce que sont (donc ce que veulent) le peuple espagnol et/ou le peuple catalan.

Si l’Europe ignore la crise catalane, c’est parce qu’elle est son miroir. Il est d’autant plus regrettable qu’elle ne trouve rien à dire sur le sujet qu’elle est elle-même en prise avec le problème de l’autonomie politique. La question de savoir ce qu’est un peuple se pose, et se posera de plus en plus, sur le Vieux Continent : en Belgique, en Irlande, bientôt en Ecosse. Surtout le problème jamais tranché de l’existence d’un «peuple européen» hante les efforts communautaires depuis les origines. Comme en Catalogne, le refus d’envisager l’hypothèse fédéraliste en associant les Européens à une délibération constitutionnelle mine de l’intérieur le projet communautaire. L’autonomie d’une région et celle d’un ensemble supranational relèvent d’une même exigence : fonder librement un peuple plutôt que de gérer des populations.

Michaël Foessel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique.

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