Catalogne : « Le retour des régions en Europe est désormais irréversible »

Les trois partis indépendantistes – le JuntsxCat de Carles Puigdemont, l’ERC d’Oriol Junqueras et le CUP anticapitaliste, tous trois plus ou moins à gauche et nationalistes – viennent de gagner les élections en Catalogne avec une majorité absolue des sièges au Parlement régional de Barcelone. Le gouvernement de Mariano Rajoy s’attendait à un autre résultat. Selon lui, les élections avaient pour objectif de débloquer la situation entre les indépendantistes catalans, un pouvoir à Madrid peu enthousiaste et une Union européenne incapable d’assumer la moindre modération. Depuis quelques mois, l’Europe est ainsi le témoin de scènes déconcertantes : Carles Puigdemont s’est réfugié à Bruxelles avec une partie de son gouvernement en réponse à la mise sous tutelle de la Catalogne après le référendum du 4 octobre, entraînant ainsi une situation tumultueuse et chaotique ; l’Etat espagnol a concédé, du bout des lèvres l’organisation de nouvelles élections dans le but d’apaiser les esprits.

Avec le résultat du scrutin du 21 décembre, est-ce un retour à la case départ ? Nullement, car le retour des régions en Europe est désormais irréversible. La Wallonie, dans son combat contre l’UE sur la question du CETA, avait déjà ouvert la voie. La Catalogne et la Wallonie ne sont pas les seules régions en lutte contre les autorités centrales de leur pays respectif. Les Ecossais font aussi parler d’eux, comme les Tyroliens, les Vénitiens et bien d’autres encore. L’Europe est riche de régions autochtones et culturellement très diverses, parfois au sein d’un même Etat-nation, la Bavière n’étant pas la Rhénanie, comme on le sait.

Unir les hommes

Mais l’UE n’a pas de place pour des régions en effusion. Elle est composée d’Etats membres, des Etats dit « nations », tel est le mantra auquel il ne faut surtout pas toucher. Ces Etats sont supposés « transférer des compétences » et fusionner leur souveraineté dans le but d’élaborer des politiques européennes. Cela fonctionne plutôt mal ces derniers temps. N’est-il pas temps, du coup, de proposer un changement de paradigme sur la souveraineté dans le système politique en Europe ? Pour être plus précis, n’est-il pas temps de revenir à un bon mot de Jean Monnet sur l’Europe : « Nous ne coalisons pas des Etats, mais nous unissons des hommes » ? En reprenant cette phrase à son compte, l’Europe pourrait ouvrir un chemin différent et régler la question catalane, aujourd’hui corsetée dans une dichotomie trompeuse : soit « rester espagnole », soit sortir de l’Espagne, de l’Europe et de l’euro. Tertium non datur.

Que signifie unir des hommes ? Hier, le mot à la mode en Europe était  « intégration ». La démocratie européenne est celle de l’avenir. Emmanuel Macron l’a bien compris dans ces deux discours sur l’Europe, à Athènes et à Paris, dans lesquels il a évoqué « la souveraineté européenne, l’unité, la démocratie ». Or, force est de constater qu’Etat-nation ne rime pas avec souveraineté européenne. De Jean Bodin à l’Autrichien Hans Kelsen, la souveraineté renvoie à un concept individuel. Les citoyens et les citoyennes sont les réels détenteurs de la souveraineté. Il faut donc se projeter dans l’idée de cette souveraineté des citoyens – comme sujets même du projet européen en marche vers une Europe différente – dans laquelle la Catalogne pourrait trouver toute sa place. Selon Cicéron, pour unir des hommes dans un projet politique, les citoyens doivent être égaux devant la loi. Ceux qui acceptent d’être égaux devant la loi forment une république. A noter que la provenance n’est pas dans la définition ! Français ou Slovène, Italien ou Finlandais, ou alors – c’est sur ce point qu’il faut insister – Savoyard, Catalan, Vénitien, Ecossais, Bavarois, toutes ces identités peuvent former ensemble une République européenne, comme l’imaginait Victor Hugo dès 1872 : « A coup sûr, cette chose immense, la République européenne, nous l’aurons. »

Egalité devant la loi

Cela ne relève pas d’une question de « transfert de compétences » des « nations » vers l’UE. Il s’agit en fait d’une autre idée : la notion de « citoyens européens » suffit pour décider de se placer à égalité devant la loi – d’Helsinki à Thessalonique en passant par Barcelone et Dublin – au lieu de rester fragmentés dans les containers que sont les lois nationales. La République est l’unité normative, alors que l’identité et la culture sont régionales. Il n’y a nul besoin d’une « identité européenne » pour ériger la République. La loi réglera l’affaire. L’unité dans la diversité fut longtemps le mantra européen : aucune force ne pourrait empêcher les citoyennes et citoyens européens – indépendamment de leur territoire d’origine – d’embarquer dans une République européenne. Un marché, une monnaie, une démocratie devraient donc être le projet européen du XXIe siècle. Autrement dit : un euro, un IBAN et, à terme, un numéro de sécurité sociale pour chaque citoyen européen. Cela correspondrait à la définition de la République selon Cicéron.

L’enjeu n’est donc pas la centralisation, mais la parlementarisation totale de l’Europe, en tenant compte d’un système bicaméral dans lequel la cinquantaine de régions d’Europe – et non les « nations » d’aujourd’hui – que l’on retrouve sur les cartes médiévales pourraient être représentées sous la forme d’un Sénat. Ensemble avec le Parlement européen, ils formeraient un Congrès. Ensuite, les citoyens européens éliront leur président au suffrage universel direct. Fini le système de checks and balances, le temps du bicaméralisme – où la Catalogne trouverait toute sa place – est arrivé.

L’enjeu n’est pas non plus d’organiser un « transfert de compétences » des nations, mais de proposer une séparation des pouvoirs. Ce qui est totalement différent du projet centralisé actuel. Ne soyons pas pessimistes, nous y sommes presque : le président Emmanuel Macron n’aurait qu’à rebaptiser son mouvement « La République européenne en marche » dans la perspective des élections européennes de 2019. A nous tous enfin de se rappeler les mots de l’historien allemand Theodore Schieder prononcés en 1963 : « Une nation est avant tout une unité de citoyens et non pas de langues, d’ethnies ou de cultures. » Vive la République européenne !

Ulrike Guérot a fondé et dirige le think tank European Democracy Lab, à Berlin. Elle a publié « Warum Europa eine Republik werden muss ! Eine politische Utopie » (« pourquoi l’Europe doit devenir une République. Une utopie politique », Dietz Verlag, 2016, non traduit en français).

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