Ce n’est pas la langue qui est sexiste

Ici et là, on accuse la langue d’être « sexiste », et on préconise, pour guérir cette grave maladie, deux remèdes : l’écriture inclusive, c’est-à-dire le point médian, comme dans « les député.e.s », et pour la grammaire, l’accord de proximité, comme dans « les hommes et les femmes sont belles ».

Joyeux amalgame de deux faits distincts, l’un purement (ortho)graphique, l’autre syntaxique ! Un manifeste du 7 novembre 2017, signé par 314 enseignants de tous les niveaux, revendique l’abrogation de la règle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin, en assurant que la lutte pour l’égalité des sexes passe par la grammaire.

En 2015, une pétition, adressée à la ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem par la Ligue de l’enseignement et l’association L’égalité, c’est pas sorcier !, soulignait que l’accord par proximité était courant avant le XVIIsiècle et remonte au latin et au grec ancien. Il n’empêche qu’une circulaire du premier ministre parue le 22 novembre au Journal officiel exclut, dans les textes officiels, tout autant l’écriture inclusive que l’accord de proximité.

En fait, au XVIIe siècle même, cet accord était loin d’être ignoré des grammairiens français, dont Claude Favre de Vaugelas, qui conseillait de dire « le cœur et la bouche ouverte ». Mais il se raidit dans ses Remarques sur la langue française en 1647 : il est alors devenu membre de l’Académie française, fondée en 1635, et qui fait prévaloir une conception clairement codifiée de la grammaire, en harmonie avec la conception absolue de la monarchie.

La position de Vaugelas se retrouve en 1676 chez le père Dominique Bouhours, qui décrète : « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte » ; et un auteur encore moins obnubilé par la défense de l’égalité des sexes, Nicolas Beauzée, justifiera cette position, dans l’article « Langue » de L’Encyclopédie (1767), par la fameuse « supériorité du mâle sur la femelle ». Ainsi, la confusion du genre grammatical avec le sexe a de vieilles et solides assises.

Les citoyennes de 1792 montent au front

Moins de trente ans plus tard, l’explosion des exigences révolutionnaires trouve une expression dans ce domaine aussi : en mai 1792, des citoyennes (qui, comme par hasard, sont aussi celles qui réclament le droit de vote pour les femmes !) déposent à la tribune de l’Assemblée nationale législative un projet de décret, aux termes duquel « le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles ».

Cependant, moins d’un siècle plus tard, par un parallélisme du politique et de l’orthographe exactement semblable à celui qu’avait fait prévaloir la monarchie, la IIIe République illustre clairement le penchant bien français pour l’harmonisation entre les dispositions légales et la promotion des normes classiques : en effet, dans le sillage de l’obligation de l’instruction publique, qu’il institue en 1882 avec les lois Jules Ferry, l’Etat impose la règle qui fait dominer le masculin.

Pourtant, dans la pratique, cette règle semble bien ne s’appliquer que lorsqu’elle ne produit pas de rapprochement discordant d’un masculin et d’un féminin, conjuré par la règle de proximité, qu’appliquent donc souvent Marcel Proust ou Jean Giraudoux, lequel écrit (Littérature, 1941) : « Dans les mouvements et les habitudes les plus journalières. » Qu’en est-il dans les usages oraux ? On constate une certaine diversité. Une partie des usagers, en France, applique l’accord par proximité, et une autre l’accord au masculin dominant.

Va-t-on réduire les inégalités d’accession aux emplois ?

Quant à l’écriture inclusive, certains des enseignants qui veulent la faire acquérir à leurs élèves la pratiquent dans leurs classes. Mais il faut souligner que son enseignement généralisé rendrait difficile, aux enfants puis aux adultes, la lecture des textes qui précèdent son apparition, c’est-à-dire de tout ce qui a été écrit jusqu’ici ! Cet argument paraît encore plus dirimant que celui, souvent produit, qui fait valoir la difficulté du déchiffrement des textes inclusifs.

Ainsi, puisque la position des usagers est variable, à l’écrit comme à l’oral, quant à l’accord des adjectifs après « être » précédé d’un nom masculin et d’un nom féminin, et puisque l’écriture inclusive n’est pas facile à imposer, est-il vraiment judicieux de vouloir réformer l’usage dans ces deux domaines ?

La volonté de réforme se fonde sur l’idée que l’on doit favoriser l’égalité des sexes en modifiant l’orthographe et la syntaxe. Mais cette intervention sur la langue va-t-elle induire un changement social ? De même, en féminisant les noms de métiers, débat récurrent, va-t-on réduire les inégalités d’accession aux emplois ?

Si « proviseur » n’est pas féminisable, cela n’empêche nullement que des femmes dirigent des lycées, et n’est dû qu’au fait que la morphologie du français ne permet pas la suite « -sr- » de « provisrice », alors qu’il n’y a nulle raison de ne pas dire « facteure » (courant au Québec, à défaut de l’être à Liège ou à Lausanne), « auteure » (et « autrice »), « monteuse », etc. ; et « médecine » n’est difficile à imposer que parce que le terme s’emploie déjà en un autre sens ; quant aux noms de fonctions en « -e », ils ne posent aucun problème : « le » ou « la » secrétaire, etc.

Le masculin peut être considéré comme une forme neutre

Les luttes légitimes qui sont conduites depuis la Révolution pour abolir l’inégalité entre les sexes sont d’ordres social et politique. Elles ont produit des résultats certains, même s’il est vrai qu’il reste beaucoup à faire, comme le montre un combat voisin, omniprésent dans les débats actuels, celui des femmes contre la violence et les agressions sexuelles commises par des hommes assurés de leur pouvoir.

Mais aucune intervention sur la langue n’a produit de résultats sur la relation entre les sexes, ainsi que le font apparaître les histoires de l’arabe, du mandarin, du russe, etc. Certes, la langue porte des marques de la domination masculine. Mais ce n’est pas langue elle-même qui est sexiste. Ceux qui le sont, ce sont les hommes.

En outre, on peut considérer le masculin, quand il commande l’accord, non comme un masculin réel, mais comme une forme neutre (les linguistes disent « non marquée »), c’est-à-dire associant les deux genres.

Par suite, la volonté de modifier les usages, actuellement exprimée dans divers milieux et typique de ce trait bien français qu’est la politisation de la langue, renverse l’ordre naturel des choses. Ce n’est pas l’intervention sur la langue qui transformera les comportements sociaux. C’est l’évolution des comportements sociaux qui s’inscrira dans la langue. Cela s’est toujours produit pour la plupart des idiomes, le suédois et l’hébreu étant des exemples, pour ne citer qu’eux.

De même, ce sont les habitudes acquises par les locuteurs qui modifient les règles linguistiques et font que la faute d’aujourd’hui devient la norme de demain : par exemple, « les paroles qu’il a dit » ou « on ne s’en rappelle pas » tendent à supplanter, aujourd’hui, « les paroles qu’il a dites » et « on ne se le rappelle pas ».

C’est une illusion que de vouloir extirper de la langue les traces de la domination masculine. En revanche, c’est un combat sain et nécessaire que de s’en prendre au sexisme dans la société.

Par Claude Hagège, professeur honoraire au Collège de France (chaire de théorie linguistique).

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