Ce projet de réforme constitutionnelle est inutile et inepte

Il y a deux mois, nous avions exprimé nos doutes sur l’opportunité de réviser la Constitution pour y insérer l’état d’urgence et permettre la déchéance de nationalité. La lecture du dernier état du projet de loi a plutôt renforcé nos doutes initiaux.

Rappelons d’abord que la première version du projet gouvernemental a été « étrillée » par le Conseil d’Etat dans son avis du 11 décembre 2015. Le gouvernement fut contraint de « revoir sa copie » et de livrer un texte un peu plus présentable. Il a ôté de son projet la disposition qui autorisait le pouvoir exécutif à prendre des mesures exceptionnelles pendant six mois après la fin de l’état d’urgence ainsi que la disposition permettant la déchéance de la nationalité pour un délit – du moins dans la seconde version, déposée le 23 décembre 2015 devant l’Assemblée nationale.

Pas plus acceptable

Il vient, comme on le sait, de modifier le texte concernant la déchéance de nationalité. La version définitive n’est pas plus acceptable que les précédentes. Sur la forme qui choque le juriste par des expressions comme « atteinte à la vie de la Nation » – on invente ici une infraction inconnue – ou encore « loi de protection de la Nation » – titre pompeux du projet de loi. C’est surtout le fond qui est problématique.

D’une part, le gouvernement ne réussit pas à justifier la nécessité de constitutionnaliser l’état d’urgence. Il prétend vouloir mieux encadrer celui-ci que ne le fait l’actuelle loi en vigueur (du 3 avril 1955). La lecture du texte du projet contredit ce généreux discours. L’état d’urgence sera encore décrété en « cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », condition dont a abusé Jacques Chirac en 2005 en déclarant l’état d’urgence dans les banlieues. Où est ici le progrès ?

Par ailleurs, ce futur article article 36-1 de la Constitution se borne à indiquer que la loi de prorogation fixe « la durée » de l’état d’urgence alors que le droit en vigueur – la loi de 1955 – prévoit une véritable limitation en parlant de « durée définitive » qui interdisait le renouvellement de cet état d’exception.

Le texte constitutionnel est en deçà de la loi en vigueur. Enfin, ce texte ne prévoit aucun contrôle de la durée d’application de l’état d’urgence, à la différence de ce qui a été introduit en 2008, pour l’article 16. Enfin, le Conseil constitutionnel a, en 1985 et 2015, estimé que l’article 34 de la Constitution de 1958 donnait compétence au législateur pour créer un état d’exception. Il découle de sa jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire de réviser la Constitution pour mettre en œuvre un état d’urgence.

Un projet liberticide

D’autre part, l’actuel projet de loi constitutionnelle est encore plus critiquable pour ce qui concerne la déchéance de nationalité. On a déjà vu que le texte avait beaucoup varié, révélant de surprenantes oscillations des gouvernants. Dans sa version initiale, seule une « personne née française », et détenant « une autre nationalité » – bref, les binationaux – pouvait être déchue de sa nationalité si elle avait été « condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ».

Dans sa version actuelle, le projet de loi prévoit qu’« une personne peut être déchue de la nationalité française ou des droits attachés à celle-ci lorsqu’elle est condamnée pour un crime ou un délit qui constitue une atteinte grave à la vie de la Nation. » Le nouveau projet étend une telle mesure à tous les Français et réintroduit les délits. Il tente d’atténuer sa teneur liberticide en réservant le cas alternatif d’une sorte de déchéance civique.

Le gouvernement a voulu modifier son projet pour le rendre compatible avec l’égalité des citoyens en prévoyant une sorte de « déchéance pour tous » – comme si ouvrir la déchéance à tous les Français était une sorte de cadeau. C’est absurde. Il y a plus absurde encore. On reste surpris de constater que nul ne s’indigne de la monstruosité juridique que représente la constitutionnalisation de la déchéance, monstruosité par rapport à ce qu’est normalement une constitution. On objectera ici qu’il est illégitime de recourir à la Constitution pour prévoir la déchéance de nationalité qui est une mesure prévue par le Code civil.

En effet, la Constitution n’est pas destinée à être le réceptacle de mesures autoritaires, possiblement inconstitutionnelles. On peut, certes, discuter de la légitimité de telles mesures ; en revanche, il est dangereux de les « sanctuariser » dans une Constitution. Les déchéances de nationalité actuellement envisagées visent à punir, de manière symbolique, les terroristes « djihadistes ». Ce sont des mesures autoritaires.

Peu de respect pour le droit

Raisonnons en poussant l’argument à ses ultimes conséquences : une Constitution n’a pas vocation à contenir toutes les ignominies autoritaires qui ne passeraient pas le cap d’un contrôle de constitutionnalité.

Un cas contraire permettra d’éclairer notre propos : en Tunisie, la Constitution de 2014 (art. 21) a inscrit le principe d’égalité des sexes au rang de norme constitutionnelle pour le mettre à l’abri des caprices du pouvoir législatif.

Une telle « constitutionnalisation » est acceptable dans son principe justement parce qu’elle correspond au sens normal d’une Constitution qui est de garantir les droits de l’homme et de déterminer la séparation des pouvoirs (art. 16 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen). En revanche, quel formidable recul serait pour le droit constitutionnel la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité !

L’expression forte, mais méditée, d’ineptie constitutionnelle résume notre sentiment à l’égard de ce projet de loi. Que les actuels gouvernants, de gauche, s’entêtent à vouloir le défendre est le signe du peu de respect qu’ils ont pour la Constitution et pour le droit. En outre, ne le dénonceraient-ils pas véhémentement s’il émanait de la droite ? Qu’ils le retirent donc et se concentrent sur des choses plus importantes ; elles ne manquent pas.

Olivier Beaud est signataire de l’appel du collectif rejetant la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité publié dans Le Monde du 2 février.

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