Ce que les « wokes » et « l’alt-right » ont en commun

Des suprémacistes blancs face aux militants du mouvement Black Lives Matter, le 12 août, lors de la manifestation Unite The Right à Charlottesvilles. Chip Somodevilla/AFP
Des suprémacistes blancs face aux militants du mouvement Black Lives Matter, le 12 août, lors de la manifestation Unite The Right à Charlottesvilles. Chip Somodevilla/AFP

Dans un podcast intitulé « La Russie contre l’Ukraine ou la guerre civile en Occident », le psychologue canadien et figure de proue de « l’alt-right » Jordan Peterson a établi un lien entre la guerre en Europe et le conflit idéologique entre le courant libéral dominant et la nouvelle droite populiste en Occident.

Bien que Peterson condamne initialement la guerre d’agression du président Poutine, sa position se transforme progressivement en une sorte de défense métaphysique de la Russie. Se référant au Journal de Dostoïevski, il suggère que l’individualisme hédoniste de l’Europe occidentale est de loin inférieur à la spiritualité collective russe, avant d’approuver la terminologie du Kremlin quand il qualifie la civilisation libérale occidentale contemporaine de « dégénérée ». Il décrit le postmodernisme comme une transformation du marxisme qui cherche à détruire les fondements de la civilisation chrétienne. Vue sous cet angle, la guerre en Ukraine est une lutte entre les valeurs chrétiennes traditionnelles et une nouvelle forme de dégénérescence communiste.

Un langage familier à quiconque connaît la Hongrie de Viktor Orbán, ou l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole américain. Comme l’a indiqué John Blake de CNN, cette journée « a marqué la première fois que de nombreux Américains ont réalisé que les États-Unis étaient confrontés à un mouvement nationaliste chrétien blanc en plein essor », qui « utilise le langage chrétien pour masquer le sexisme et l’hostilité envers les Noirs et les immigrants non blancs dans sa quête de création d’une Amérique chrétienne blanche ». La position de Peterson s’inscrit en réalité dans une tendance plus large, notamment perceptible dans les critiques de certains élus républicains vis à vis du soutien américain à l’Ukraine.

Moutons déguisés en loups

Mais accepter la prémisse de Peterson selon laquelle la guerre de la Russie et « l’alt-right » aux États-Unis sont des pelotons du même mouvement mondial signifie-t-il que la gauche devrait simplement prendre le parti opposé ? Ici, la situation se complique. Bien que Peterson prétende s’opposer au communisme, il s’attaque en réalité à une conséquence majeure du capitalisme mondial. Comme Marx et Engels l’ont écrit il y a plus de 150 ans dans le Manifeste du Parti communiste : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. (…) Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. » Cette observation est soigneusement ignorée par les théoriciens de la gauche culturaliste qui concentrent toujours leur critique sur l’idéologie et la pratique patriarcales. Cela est d’autant plus remarquable que la critique du patriarcat a certainement atteint son apothéose au moment où celui-ci a perdu son rôle hégémonique – l’individualisme de marché l’ayant balayé. Après tout, que deviennent les valeurs familiales patriarcales quand un enfant peut poursuivre ses parents pour négligence et abus (ce qui implique que la parentalité n’est qu’un contrat dissoluble entre des individus maximisant l’utilité) ?

Bien sûr, de tels « gauchistes » sont des moutons déguisés en loups, se disant révolutionnaires radicaux alors qu’ils défendent en réalité les fondements de l’establishment. Aujourd’hui, la fonte des relations et des formes sociales prémodernes est déjà allée beaucoup plus loin que ce que Marx aurait pu imaginer. Toutes les facettes de l’identité humaine deviennent désormais une question de choix ; la nature devient de plus en plus un objet de manipulation technologique.

La « guerre civile » que Peterson voit dans l’Occident développé est donc une chimère, un conflit entre deux versions du même système capitaliste mondial : l’individualisme libéral débridé contre le conservatisme néofasciste, qui cherche à unir le dynamisme capitaliste aux valeurs et hiérarchies traditionnelles.

Il y a là un double paradoxe. Le politiquement correct (« wokeness ») occidental a remplacé la lutte des classes, produisant une élite libérale qui prétend protéger les minorités raciales et sexuelles menacées afin de détourner l’attention du pouvoir économique et politique de ses membres. Dans le même temps, ce mensonge permet aux populistes de « l’alt-right » de se présenter comme les défenseurs des « vrais » gens contre les élites des entreprises et de l’« État profond », même s’ils occupent eux aussi des positions de pouvoir économique et politique.

Antagonistes complices

En fin de compte, les deux camps se battent pour le butin d’un système dont ils sont complices. Aucun ne défend vraiment les exploités ou ne s’intéresse à la solidarité de la classe ouvrière. L’implication n’est pas que la « gauche » et la « droite » sont des notions dépassées – comme on l’entend souvent –, mais plutôt que les guerres culturelles ont remplacé la lutte des classes comme moteur de la politique.

Où cela laisse-t-il l’Europe ? Simon Tisdall, du Guardian, brosse un tableau sombre mais précis : « L’objectif de Poutine est d’appauvrir l’Europe. En utilisant l’énergie, la nourriture, les réfugiés et l’information comme des armes, le leader russe étend la douleur économique et politique, créant des conditions de guerre pour tous. Un hiver européen long, froid et calamiteux, fait de pénuries d’énergie et de troubles, s’annonce... » Pour éviter un effondrement total dans le désordre, l’appareil d’État devra réguler la distribution d’énergie et de nourriture, en recourant peut-être à l’administration par les forces armées. L’Europe a donc une chance unique de laisser derrière elle son bien-être isolé et déconnecté. Comme l’a récemment déclaré le président ukrainien Volodymyr Zelensky à Vogue, « Essayez d’imaginer que ce dont je parle arrive chez vous, dans votre pays. Est-ce que vous penseriez encore au prix du gaz ou de l’électricité ? ».

Il a raison. L’Europe est attaquée, et elle doit se mobiliser, pas seulement militairement mais aussi socialement et économiquement. Nous devons profiter de la crise pour changer notre mode de vie, en adoptant des valeurs qui nous épargneront une catastrophe écologique dans les décennies à venir. C’est peut-être notre seule chance.

Par Slavoj Žižek, Professeur de philosophie à l’European Graduate School, et directeur international du Birkbeck Institute for the Humanities de l’université de Londres. Dernier ouvrage : « Heaven in Disorder » (OR Books, 2021).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *