Ce que nous dit l’histoire du recours à l’exception

Dans les contextes de crise, les gouvernements réagissent toujours par l’adoption de législations d’exception attentatoires aux garanties fondamentales. Les arguments déployés pour les légitimer sont également devenues routinières : urgence à agir, nécessité de faire face à une violence exceptionnelle par des dispositions exceptionnelles, inefficacité du dispositif déjà existant pour faire face à de nouveaux défis sécuritaires. C’est la raison pour laquelle la proclamation de l’état d’urgence ne peut étonner, pas plus que le quasi-unanimisme avec lequel il a été voté.

Juguler le terrorisme

Depuis les attentats du 11 septembre, un consensus autour de l’inefficacité du droit des temps ordinaires à faire face au terrorisme s’est dessiné puis renforcé. Les projets de loi sont tour à tour portés par la droite ou la gauche, et, aux assemblées, votées. Aucune force politique ne veut supporter le coût d’une accusation de faiblesse, laisser ses concurrents apparaître comme plus aptes à juguler le terrorisme, s’appuyant pour justifier leurs politiques répressives sur la crainte légitime exprimée par les citoyens. La gauche gouvernementale en particulier, qui a toujours défendu les principes du droit commun, les libertés publiques et le respect des règles et des normes propre à l’État de droit, s’est progressivement ralliée à la thèse du caractère incontournable du recours à l’exception.

On est loin aujourd’hui des débats passionnés autour du vote de l’état d’urgence en 1955, rejeté par plus de 200 députés socialistes et communistes, de la loi anticasseurs en 1970 ou, en 1981, du projet Peyrefitte aussi dit « loi Sécurité et liberté ». Où sont donc passées, à gauche, les références à la tradition libérale de la justice et, pour dénoncer les mesures les plus gravement liberticides, le rappel des périodes sombres de l’histoire comme Vichy ou la guerre d’Algérie ?

La loi si rapidement votée ne rassure pas

Le recours à l’histoire est en effet aujourd’hui nécessaire et heuristique. Car elle enseigne les dérives, les abus d’autorité, le devenir des mesures répressives. Elle permet de mettre au jour tous les dispositifs d’exception instaurés dans l’urgence pour réprimer un « ennemi intérieur » spécifique mais réutilisés ensuite avec de tout autres objectifs. Les exemples ne manquent pas : loi sur la dissolution des organisations votée en 1936 contre les ligues d’extrême droite mais remobilisé contre le PCF en 1939, le parti communiste algérien en 1955, plus d’une dizaine d’organisations d’extrême gauche en 1968 ; création d’une Cour de sûreté de l’État à la fin de la guerre d’Algérie pour juger l’OAS mais qui a inculpé et jugé pendant 18 ans des milliers d’activistes gauchistes ou indépendantistes ; codification de la garde à vue pour la première fois sous Vichy, portée à 15 jours pendant la guerre d’Algérie et réactualisée dans le dispositif antiterroriste. Sans parler de la multiplication des crimes et des délits qui, comme celui d’association de malfaiteurs, d’abord mobilisé à la fin du XIXe siècle contre les anarchistes puis contre tout « terroriste », ne cesse d’élargir le filet pénal dans lequel tout suspect peut être pris.

L’histoire nous invite à regarder au-delà de l’urgence, du drame, de la crise. Elle rappelle que les mesures prises dans des circonstances extrêmement graves ont toujours été, dans les périodes ultérieures, de puissants outils répressifs utilisés contre de nouvelles cibles. Elle alerte sur le fait que des dispositions instaurées en réaction aux événements meurtriers doivent toujours être strictement contrôlées par la justice, temporellement limitées sur une très courte durée, démocratiquement encadrées et restreintes dans leur champ d’application, c’est-à-dire mobilisées contre des actes précis et clairement identifiés. C’est en ce sens que la loi si rapidement votée ne rassure pas, et que les critiques ne peuvent, d’un revers de la main, être balayées.

Présomption de culpabilité

Car la nouveauté ne réside pas tant, du point de vue historique, dans la proclamation de l’état d’urgence, mobilisé plus de cinq fois auparavant. Mais dans cette modification de la loi de 1955 avalisée sans réelle discussion par les assemblées. Pourtant, les conditions des perquisitions, exercées avec l’aval d’un préfet et non plus du juge ne peuvent qu’inquiéter, tout comme les termes flous et élastiques réservés à la dissolution de groupes attentant « gravement » à l’ordre public. En réalité, l’état d’urgence permet de radicaliser la stratégie de la neutralisation préventive, qui consiste à empêcher le passage à l’acte terroriste et peut conduire à perquisitionner ou à arrêter des centaines d’individus déjà repérés par les agents en charge de la sécurité. Mais le champ d’application de ces dispositions reste vague (plus de mille perquisitions, plus de deux cents assignations à résidence à ce jour), leur contrôle trop restreint. Là encore, l’histoire vient rappeler la manière dont elles peuvent toucher, sans preuve, un grand nombre d’individus pour lesquels prévaut la présomption de culpabilité. Et sans l’intervention du Conseil Constitutionnel, contre-pouvoir essentiel par ailleurs redouté par Manuel Valls, ces dernières vont se pérenniser et durer. Tout comme les possibles modifications de la Constitution elles aussi très rapidement annoncées.

Les événements tragiques du 13 novembre et leur gestion par les autorités confirment ainsi certaines tendances lourdes en matière de lutte contre la criminalité terroriste : la capacité de l’exécutif à rationaliser et à perfectionner, par la multiplication des législations d’exception, un régime répressif aggravé dont les cibles sont de plus en plus élargies, et, surtout, l’instauration d’une justice d’exception antiterroriste qui ne place plus l’autorité judiciaire au centre du système punitif mais bien l’administration, les services de renseignement et policiers et, peut-être bientôt, l’armée. La vigilance, la réflexion et le débat sur le recours à l’exception sont donc plus que jamais d’actualité, et une nécessité.

Vanessa Codaccioni est maître de conférences à l’université Paris 8. Elle s’apprête à faire paraître le livre Justice d’exception, L’État face aux crimes politiques et terroristes (CNRS éditions).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *