Ce que Vladimir Poutine veut vraiment faire en Syrie

Pourquoi le président russe renforce-t-il son dispositif militaire en Syrie ? Pour défendre l’Europe contre Daech, comme il l’a récemment déclaré ? Pour pérenniser une dictature menacée, comme les Occidentaux le redoutent ? Ces objectifs officiels illustrent le talent des dirigeants russes pour le « marketing diplomatique » mais ne doivent pas occulter les objectifs structurels de la Russie, moins idéologiques et plus circonscrits.

Européens et Américains s’inquiètent de l’actuelle implication militaire russe en Syrie. Installation d’une tour de contrôle mobile et agrandissement des pistes de l’aéroport militaire de Lattaquié, débarquement de 200 soldats d’infanterie de marine, envoi d’une dizaine de blindés et d’hélicoptères d’attaque, aménagement de casernements pour au moins 1 000 soldats, tous ces mouvements laissent présager tout à la fois un engagement direct des troupes russes, un élan supplémentaire dans la course aux armements entre sunnites et chiites et un nouvel aliment au conflit ayant fait 250 000 morts et 4 millions de déplacés.

Ces initiatives d’abord discrètes et aujourd’hui revendiquées sont d’abord destinées à garantir une installation militaire russe contre l’avancée du front : le « point d’appui matériel et technique » de Tartous, concédé à l’URSS en 1971 et réinvesti par la Russie à partir de 2009. Matériellement modeste (deux quais flottants), cette infrastructure est militairement essentielle pour la Flotte de la Mer Noire : elle permet à ses vaisseaux de faire relâche sans regagner Sébastopol et donc sans traverser les détroits. Face à la VIème flotte américaine et quelles que soient les relations russo-turques, Tartous assure une présence permanente en Méditerranée orientale assortie d’un aérodrome militaire et de postes d’écoute au plus près du Moyen-Orient. De l’annexion de la Crimée en 2014 à l’envoi de troupes en Syrie aujourd’hui, en passant par l’accord naval avec Chypre en février 2015, la Russie poursuit un objectif défensif séculaire : sauvegarder sa puissance navale dans les mers chaudes.

La Russie veut également maintenir un débouché important pour son complexe militaro-industriel alors que son économie est en récession (-4,2 % de PIB au 2e trimestre). La Syrie est un client historique depuis 1956 et important (contrats en milliards de dollars). En moyenne, les exportations vers la Syrie sont estimées constituer 10 % des exports de défense russes. La Russie veut maintenant éviter la répétition du scénario libyen de 2011 qui avait vu disparaître un de ses plus gros clients, préserver sa balance commerciale mais aussi donner des assurances à ses clients potentiels dans la région : la Russie honore ses contrats et est un fournisseur alternatif aux Occidentaux pour des systèmes de défense sophistiqués. À l’heure où les exportations de défense russes vers l’Iran reprennent avec le contrat sur les missiles de défense antiaérienne SS-300 PMU-1, ce signal de marché sera bien perçu dans la région et au-delà.

Intervenir en Syrie est aussi une mesure d’ordre intérieur : Moscou cherche comme toujours à compenser ses difficultés par un surcroît de fierté patriotique ; elle entend peut-être aussi, comme le soutient l’historien Thomas Gomart, à fixer ses propres 2 200 djihadistes caucasiens loin de la Russie. Mais surtout elle poursuit à l’extérieur sa politique confessionnelle et identitaire toute intérieure : promouvoir l’orthodoxie (religion de 41 % de la population) face à la forte minorité musulmane russe (15 %). En Syrie, Moscou soutient bien sûr le régime Al-Assad mais elle fait surtout de la politique… russe.

Enfin, la Russie veut renforcer son alliance avec la République Islamique d’Iran, qui joue un rôle central dans les opérations au sol contre Daech. Elle engrange ainsi d’autres bénéfices internationaux : pointer la passivité des Européens incapables de traiter les causes des migrations, se donner le beau rôle antiterroriste à l’assemblée générale des Nations Unies. Plutôt qu’une dictature Al-Assad affaiblie, la Russie veut surtout favoriser la puissance chiite (ré)-émergente dans la région.

La Russie veut-elle une « croisade » contre le djihadisme sunnite ? Sans doute, mais l’engagement des quelques centaines de soldats russes, tant demandé par Damas, ne pourra pas faire la différence face aux dizaines de milliers de djihadistes. Solidifier une « ligue internationale » des dictatures ? Peut-être, mais le destin de Poutine, immensément populaire, n’est pas directement lié à celui d’Al-Assad. Ce que la Russie veut faire en Syrie, c’est tout simplement défendre ses clients, de ses alliés et de ses installations dans la région. En somme, en Syrie, la Russie défend ses intérêts nationaux à un coût militaire et financier somme toute modeste. Vladimir Poutine est, pour l’occasion, moins idéologue que Realpolitiker.

Cyrille Bret enseigne à Sciences-Po Paris, codirige le site de géopolitique EurAsia Prospective.

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