Ce qui définit la Suisse

L’allemand précoce, l’anglais précoce? La discussion mérite d’être élargie. L’enjeu dépasse naturellement une simple décision scolaire.

Première remarque: ce débat n’a pour l’instant lieu qu’en Suisse alémanique. A ma connaissance, personne dans les milieux scolaires de Suisse romande ne réclame l’enseignement précoce de l’anglais. Partout, l’allemand est une branche obligatoire sans que cela crée de controverse. Il doit bien y avoir une explication à ce constat. La plus simple est aussi la plus pertinente: les Romands, moins nombreux que les Alémaniques, reconnaissent la nécessité d’acquérir de solides connaissances de base en allemand, la langue de la majorité. L’inverse ne serait plus vrai. La majorité ne voit plus la nécessité d’apprendre la langue des minorités. Donc le débat sur l’apprentissage de la première langue «seconde» ou étrangère à l’école primaire serait l’expression d’une forme d’indifférence des Suisses alémaniques vis-à-vis des Romands et des Tessinois.

J’ai souvent répété que les Romands et les Tessinois ne sont pas des minorités en Suisse comme les Albanais le sont à Zurich. Ils sont littéralement un pilier de la Suisse, exactement au même titre que les Suisses alémaniques, même s’ils sont moins nombreux que ces derniers. Sans nous, Romands et Tessinois, la Suisse ne serait pas la Suisse.

La situation est toute différente dans d’autres pays. Si le dialecte alsacien devait disparaître, ce serait regrettable sur un plan culturel, mais cela ne changerait pas l’identité de la France. Sans les Romands et les Tessinois, y aurait-il encore une Suisse dans laquelle l’allemand serait la seule langue? Non, ce ne serait plus la Suisse. Ce serait quelque chose d’autre. Pour définir l’essence de la Suisse, la coexistence de plusieurs langues est plus significative que la démocratie directe qui est relativement récente; plus significative aussi que la neutralité dont la définition varie au gré de nos intérêts.

Cette conception de la Suisse impose comme une évidence le nécessaire apprentissage d’une langue nationale seconde, l’allemand pour les Romands, le français pour les Suisses alémaniques. Cet effort doit à tout prix être soutenu au nom de la cohésion du pays. Les arguments pédagogiques deviennent tout simplement secondaires. Par ailleurs, ces soi-disant arguments pédagogiques, bien que sacralisés, ne me semblent pas très sérieux. Voudrions-nous supprimer ou affaiblir l’enseignement des mathématiques au seul motif qu’une autre matière serait plus facile à transmettre?

L’unité d’un pays comme la Suisse est plus fragile qu’on ne le croit. A certaines époques, cette unité a vacillé. Par chance, depuis une centaine d’années, ce n’est plus le cas. Mais ce «vivre-ensemble» en paix suppose le respect de toute une série d’équilibres qui ne sont certes pas ancrés dans la Constitution, mais qui sont reconnus dans les usages. Que l’on songe à la représentation de la Suisse romande et du Tessin au Conseil fédéral; ou à cette élégance de circonstance qui fait que le Hochdeutsch est parlé par les Suisses alémaniques lors de rencontres amicales auxquelles participent des Romands et des Tessinois. Hélas, nous devons constater que des compatriotes ne sont plus capables de parler couramment le Hochdeutsch.

Un dernier point. Je suis convaincu qu’il est impératif de reconnaître qu’au travers de notre pluralisme linguistique s’expriment différentes mentalités. Cette vérité n’est pas toujours admise. Un politicien de Suisse alémanique me disait un jour qu’en matière de politique, les Romands pensaient au fond exactement comme les Suisses alémaniques, mais ne le savaient pas encore. Avec de l’argent, de la propagande et de fidèles lieutenants, on pouvait corriger l’écart résiduel. Cette manière de voir n’est pas seulement arrogante, elle est aussi mortelle du point de vue de l’unité nationale.

Je ne suis a priori pas favorable à ce que ce soit la Berne fédérale qui doive imposer l’apprentissage d’une langue nationale à l’école. Mais tous ceux qui aiment ce pays conviendront avec moi qu’il ne s’agit pas là d’une question pratique ou pédagogique, mais bien d’un enjeu fondamental.

La Suisse, à maints égards, est un succès. Qu’elle ait réussi à propager un patriotisme qui ne soit pas lié à une seule région linguistique, une seule religion ou une culture politique particulière explique grandement sa réussite. Les autres composantes de notre identité sont de portée secondaire. Si la Suisse est exemplaire, c’est bien dans cette attention portée à ce que chaque citoyen puisse se sentir Suisse, partout et à tout moment, peu importe sa langue, sa religion et sa culture. Affaiblir cette vertu, c’est menacer l’identité de la Suisse.

Gardez-vous de mettre la main dans l’engrenage!

Pascal Roger Couchepin, membre du Parti libéral-radical. Élu conseiller fédéral en 1998, il occupe par deux fois le poste de président de la Confédération suisse, en 2003 et 2008.

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