Ce surprenant Shinzo Abe

Redevenu premier ministre du Japon fin 2012, après un premier mandat en 2006-2007, M. Shinzo Abe, a surpris ses compatriotes tout comme les observateurs les plus avisés du Japon, tant on lui accordait peu de chance de réussite.

L'Histoire retiendra sans doute que c'est M. Abe qui a sorti son pays d'une longue période de déflation entamée à la fin des années 1990. Surtout connu pour ses engagements conservateurs et nationalistes, M. Abe a su changer l'ordre de ses priorités pour répondre aux attentes de ses compatriotes - le retour de la croissance et de la confiance. Il s'est donné les moyens d'y parvenir en renouvelant en partie les pratiques de politiques économiques.

C'est là la principale contribution de ses « Abenomics » (politique monétaire expansionniste conduisant à une dépréciation du yen, politique fiscale accommodante et réformes structurelles) qui semblent, du moins jusqu'à une date récente, avoir porté leurs fruits en contribuant au retour de la croissance, certes au prix d'une plus grande volatilité.

DONNER DES CONTREPARTIES SALARIALES

Elles ne sont certes en rien une formule miracle. Ce qui constitue une véritable rupture et témoigne d'une capacité à aller au-delà des propositions reconnues , c'est la politique monétaire, qui s'est fixé un objectif d'inflation de 2%. Mais bien plus remarquable est la volonté de présenter un plan cohérent et lisible.

Un autre exemple frappant concerne la politique salariale. Depuis plus de quinze ans, les prédécesseurs de M. Abe échouent à convaincre les entreprises japonaises de mettre un terme à la politique de compression salariale - véritable origine de la déflation. M. Abe, lui, n'a pas craint de forcer les grandes entreprises japonaises à donner des contreparties salariales - certes modestes et momentanées - à sa politique favorable aux milieux d'affaires.

Cette politique vaut à M. Abe des niveaux de popularité (plus de 50 %) à faire pâlir d'envie certains de ses homologues européens, un score exceptionnel dans ce pays caractérisé par une grande défiance à l'égard des politiques.

DÉMANTÈLEMENT DE LA CENTRALE NUCLÉAIRE DE FUKUSHIMA

Mais la croissance n'est pas le seul des défis immenses auxquels doit faire face le Japon aujourd'hui. Le premier d'entre eux est le défi énergétique et environnemental, trois ans après la catastrophe de Fukushima en mars 2011. Shinzo Abe saura-t-il tirer toutes les leçons de Fukushima ?

L'enjeu est non seulement de mettre fin aux conditions scandaleuses - humaines et environnementales - du démantèlement de la centrale nucléaire de Fukushima mais aussi de penser et de mettre en œuvre une politique énergétique innovante répondant à la fois aux besoins de la croissance et au respect de l'environnement.

Le second défi est social : il s'agit de solder l'échec historique du Parti démocrate, aujourd'hui dans l'opposition, à diminuer les effets sociaux désastreux de trente ans de politique néolibérale en réformant le système de protection sociale, afin de réduire la forte croissance des inégalités.

L'enjeu est bien de reconstruire un pacte social susceptible de mobiliser les forces vives de la nation autour d'un objectif commun et de redonner confiance à la jeunesse de son pays, dont le pessimisme n'a d'égal dans le monde que celui de la jeunesse française. Pour cela, il faut à la fois répondre à la demande de protection et fixer un horizon.

CLARIFIER LA RÉPARTITION DES CHARGES

Le défi fiscal posé par une dette publique représentant plus de 200 % du produit intérieur brut (PIB), auquel les Abenomics constituent également une tentative de réponse, doit être partie intégrante de la redéfinition du compromis social. La seule mesure prise a été d'augmenter la TVA (certes à des niveaux très bas : de 5 % à 8 % puis 10 % en 2015). Clarifier la répartition des charges et des bénéfices entre les générations mais aussi entre les ménages et les entreprises, qui continuent à se désendetter plutôt que d'investir, reste pourtant nécessaire.

Le troisième défi est d'ordre démographique. Si le Japon avait un taux de fécondité comparable à celui de la France au milieu des années 1980 (environ 1,8 enfant par femme), ces deux pays ont connu une trajectoire divergente par la suite (respectivement moins de 1,4 au Japon contre plus de 2 en France aujourd'hui).

Dans le cas du Japon, cette évolution conjuguée à une amélioration de l'espérance de vie, déjà parmi les plus élevées au monde, s'est traduit par un vieillissement accéléré de la population. Ici encore, M. Abe, qui n'était pas véritablement connu pour ses positions féministes, a su nous surprendre en mettant au cœur du débat public la question de la position des femmes dans la société japonaise.

Une fois n'est pas coutume, il peut être utile pour le Japon de tirer des leçons de la réussite française en matière de politiques publiques dans ce domaine.

UN TOURNANT HISTORIQUE

Dernier défi et non des moindres, le défi international. Celui-ci peut être formulé très simplement : comment faire face à la montée de la Chine ? Le dépassement du Japon par la Chine en 2010 a été un tournant historique.

Si le Japon est l'un des pays au monde, avec la Corée du Sud, qui a objectivement le plus profité de la croissance chinoise depuis le début des années 1990, la concurrence de la Chine dans un certain nombre de secteurs implique de définir une nouvelle stratégie industrielle et commerciale.

La conclusion du partenariat transpacifique (TPP) dépasse certes de loin cette question mais vise également à créer une sphère économique contribuant à la marginaliser relativement. Cette politique inspirée par des principes libéraux et répondant avant tout aux intérêts des Etats-Unis n'est pas sans conséquences négatives pour certains pans de l'économie et de la société japonaises.

La prudence de M. Abe dans ce domaine est donc judicieuse et pourrait à juste titre inspirer la France au moment où l'Europe négocie un partenariat transantlatique (TIPP) tout à fait comparable.

LE JAPON DOIT JOUER UN RÔLE DE STABILISATEUR

C'est pourquoi son manque de discernement et de sens stratégique est d'autant plus surprenant en ce qui concerne les relations proprement diplomatiques. Dans un contexte où la Chine teste l'ensemble de ses voisins en essayant de remettre en cause plus ou moins ouvertement ses frontières, le Japon doit jouer un rôle de stabilisateur, lui qui, avec la Corée du Sud, est la seule véritable démocratie de la région.

La visite de responsables politiques au sanctuaire de Yasukuni (où sont honorés l'ensemble des militaires japonais, y compris les criminels de guerre), à Tokyo, présentée comme un enjeu domestique, souléve cependant de forts doutes.

MONTÉE DES DISCOURS RÉVISIONNISTES

Cette visite survient dans un contexte plus général - marqué par la montée des discours révisionnistes, la volonté de réformer la Constitution pacifiste du Japon et la mise en place d'une législation d'exception en matière de sécurité intérieure en partie inspirée de la politique américaine après le 11 septembre 2001. Elle choque à juste titre non seulement les voisins du Japon mais aussi l'allié historique que sont les Etats-Unis à l'heure où l'on voit combien des tensions régionales peuvent dégénérer et avoir des répercussions dans le reste du monde.

Ces différents enjeux ne sont pas propres au Japon et nous concerne au premier plan. Nous aurions tort de ne pas prêter attention aux choix - tantôt audacieux tantôt prudents - du gouvernement Abe que ce soit en matière de politique économique, de politique énergétique ou de relations internationales.

Tout cela prouve d'une part que le Japon n'est pas immobile et d'autre part qu'il n'y a pas qu'une seule voie possible de réformes, même en tenant compte des contraintes internationales et technologiques. Ce sont autant de leçons pour la France, qui a opportunément décidé de relancer le partenariat stratégique avec le Japon - malheureusement mis en berne ces dernières années - à la fois sur une base bilatérale et du point de vue de la coopération en pays tiers, en Afrique par exemple. C'est pourquoi on ne peut que souhaiter que M. Abe continue de nous surprendre et qu'il trouve en la France un partenaire privilégié.

Par Sébastien Lechevalier, maître de conférences à l'EHESS. Préside la Fondation France Japon de l'EHESS, il est l'auteur de La grande transformation du capitalisme japonais, (Presses de Sciences Po, 2011).

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