Ce vote illustre l’inachèvement de l’unité de la nation

Le fait que les deux tiers des Italiens se soient rendus aux urnes dimanche 4 mars donne à leur vote une portée politique qui interpelle toute l’Europe. La première leçon du scrutin est celle d’un effondrement historique de la gauche, alors qu’une coalition de droite et d’extrême droite est arrivée en tête.

Mais les Italiens n’ont pas souhaité une simple alternance. Une autre majorité s’est dessinée, très différente : celle d’un refus de la politique qui a été suivie depuis une quinzaine d’années par le centre gauche. Elle a pris dans le Nord la forme d’un vote nationaliste en faveur de la Ligue (ex-Ligue du Nord), et dans le Sud celle d’un vote en faveur du Mouvement 5 étoiles, expression d’une population en déshérence.

Ces deux votes, profondément différents, illustrent l’inachèvement de l’unité de la nation italienne. Tous deux mettent en lumière le désarroi et la détresse d’une population menacée par la désindustrialisation et le sous-emploi. L’Europe s’est contentée de stigmatiser ce qu’elle a appelé un « populisme » italien, sans jamais s’interroger sur les racines profondes du malaise qui taraudait l’Italie, simplement sommée de réintégrer la norme libérale. Ce vote est aussi un échec de l’Europe, qui a perdu la mémoire des liens très particuliers tissés entre elle et l’Italie.

La nation, en Italie, n’a pas pu se construire sur le socle démocratique d’une large alliance entre les classes populaires et les élites libérales. Ces dernières, oublieuses du peuple, ont préféré, à plusieurs reprises, bâtir l’Italie contemporaine grâce à l’intervention de l’Europe. En 1860, ce fut l’Europe de Napoléon III qui permit de surmonter l’échec d’un risorgimento national. En 1918, l’Europe nouvelle plaça l’Italie du côté des vainqueurs. En 1957, ce fut le traité de Rome qui consacra l’intégration de l’Italie dans une Europe démocratique et permit de rompre avec l’héritage du fascisme.

C’est encore l’Europe qui, au tournant de la crise actuelle, a tranché dans les grands choix que devait faire l’Italie, en confiant à Matteo Renzi le soin d’imposer à la société italienne le programme d’une Europe néolibérale. Mais, contrairement aux scénarios dans lesquels l’Europe avait conforté une unification laborieuse de la nation, ce nouvel épisode s’est traduit par un retour de l’Italie à ses forces centrifuges.

Matteo Renzi avait pourtant intitulé le socle parlementaire de sa majorité « parti de la nation », avant d’oublier très vite la formule, mais c’était pour appliquer une politique économique et sociale venue d’ailleurs et dont les effets cruels, en particulier pour la jeunesse, ont affecté profondément l’idée que les Italiens se faisaient de l’Europe.

Confusion entre nation et nationalisme

Cette idée s’est d’autant plus altérée que l’Europe a abandonné en silence une Italie confrontée en 2017 à un flux de 120 000 migrants. La Ligue du Nord, née comme force régionaliste et autonomiste, à défaut de trouver la légitimité pour lancer un appel à la nation, a cherché à faire oublier son ancrage régional dans un discours raciste et nationaliste. Son leadeur a pu proclamer que l’immigration apportait « le chaos, la rage, les vols et le trafic de drogue », quand son allié Berlusconi revendiquait l’expulsion des « 600 000 immigrés qui n’ont pas le droit rester en Italie ».

Pour résister à cette dérive, le « parti de la nation » de Matteo Renzi, venu de la gauche, a mené une politique de droite. Trop de confusion, trop de contorsions politiques pour si peu de résultats ont fait oublier à beaucoup d’Italiens les leçons d’une histoire qui leur permettait de ne pas confondre nation et nationalisme.

Le repère politique le plus précieux pour les Italiens était celui de la Constitution de 1948, dont l’article 1 définissait la nouvelle République comme « une démocratie fondée sur le travail ». Mais une nation dans laquelle le tiers de la jeunesse est sans travail a perdu la mémoire de ses racines démocratiques. Du côté de la majorité gouvernementale, l’obsession d’une réforme des institutions dont le but était de réduire la représentation des Italiens afin de précipiter la mutation libérale du pays n’a fait que conforter un discours antidémocratique qui renoue avec les plus mauvais souvenirs de l’histoire italienne.

Mais comment en vouloir aux Italiens d’avoir perdu la mémoire de l’Europe quand ils ont vu Jean-Claude Juncker, un des artisans de l’éviction de Silvio Berlusconi en 2011, accueillir le Cavaliere afin de préserver l’ancrage de l’Italie dans l’Europe libérale. Comment en vouloir aux Italiens de ne plus croire en la politique quand ils ont vu le candidat de la gauche, à Bologne, ancien député de la majorité de Berlusconi, poser sous la photo de Gramsci ?

Ingouvernable ? Ce n’est pas certain. Les parlementaires en Italie savent quitter les partis politiques qui les ont fait élire et le président de la République, au-delà de la débâcle des partis traditionnels, pourra peut-être tirer des nouveaux parlementaires une majorité oublieuse de ses attaches. Retour vers le passé ? Sous Depretis et Giolitti, au tournant du XXe siècle, cela s’appelait « transformisme », une pratique politique dont le succès trouva ses limites dans un funeste destin.

Par Elena Musiani, chercheuse associée à l’Institut des sciences sociales du politique (CNRS).

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