Ces affaires qui dégenrent #metoo

Une féministe peut-elle se révéler harceleuse ? Ce qui est sûr, c’est qu’«une femme peut évidemment se livrer à des agressions sexuelles», pose la professeure en études de genre à l’Université de Lausanne Eléonore Lépinard : «Le harcèlement sexuel est une question d’abus de pouvoir. Toute personne en situation de pouvoir, homme ou femme, est susceptible d’en abuser.»

Coup sur coup ces deux dernières semaines, deux grandes figures féministes, la réalisatrice italienne Asia Argento et la philosophe américaine queer Avital Ronell sont accusées de harcèlement ou d’agression sexuels par deux hommes plus jeunes et moins puissants qu’elles. Qu’elles soient fondées ou non (aucune des deux affaires n’est passée devant les juges), ces allégations, et surtout les scandales médiatiques qui ont suivi, font craindre un backlash, un retour en arrière, après la prise de conscience du mouvement #MeToo. Elles ébranlent aussi parfois les féministes, et tout simplement les fausses évidences.

«Les accusations contre Asia Argento invalident-elles le mouvement #MeToo ?» titrait lundi le Los Angeles Times.Ceux que les avancées féministes effraient s’en sont évidemment donné à cœur joie. Il faut pourtant le rappeler : en France, par exemple, 96 % des victimes d’agressions sexuelles sont des femmes, et la violence sexuelle est «quasi exclusivement le fait d’un ou plusieurs hommes», selon l’enquête Virage de l’Ined, publiée en 2016. Alors pourquoi autant de bruit sur deux cas si peu représentatifs ? Précisément parce que les accusations de violences sexuelles proférées contre des femmes sont rares, surprenantes et obligent à se poser des questions nouvelles sur les formes que peuvent prendre domination sexuelle et abus de pouvoir.

Tollé et moqueries

Asia Argento, Avital Ronell : deux femmes qui cherchent justement, dans leur vie comme dans leur travail, à casser les codes et les normes, notamment sexuelles. Très engagée dans #MeToo, Argento est l’une des premières à avoir révélé les violences sexuelles du producteur américain Harvey Weinstein. On lui reproche aujourd’hui d’avoir conclu un accord financier avec le comédien Jimmy Bennett, qui l’accusait d’agression sexuelle en 2013. Il avait 17 ans.

Avital Ronell est une des figures mondiales de la philosophie queer. Spécialiste de Heidegger et de Jacques Derrida, lesbienne, elle est professeure de littérature comparée à l’Université de New York (NYU). Un ancien élève, gay, l’a dénoncée pour harcèlement sexuel - ce que Ronell dément. Après onze mois d’enquête interne, l’université l’a suspendue pour un an.

Mais les deux affaires diffèrent aussi sensiblement. Par la nature des accusations d’abord, par le milieu dans lequel les deux femmes évoluent, mais aussi par les réactions qu’elles ont suscitées dans leur entourage. Comment réagir, quand on est féministe, aux accusations qui touchent l’une des «nôtres» ? Lors des révélations sur le possible accord financier conclu par Asia Argento, les figures de #MeToo sont restées prudentes et ont assuré à la présumée victime, Jimmy Bennett, leur soutien si les faits étaient avérés. «La violence sexuelle est liée au pouvoir et au privilège. Peu importe qu’il s’agisse de votre actrice préférée, d’un activiste ou d’un professeur, et quel que soit son genre», a ainsi tweeté la militante américaine Tarana Burke. La réaction a été tout autre du côté des prestigieux soutiens d’Avital Ronell. Des dizaines d’universitaires ont signé au printemps un courrier initié par Judith Butler, la grande théoricienne des études de genre. Destiné à plaider la cause de leur consœur dans le cadre de l’enquête menée par l’Université de New York (les signataires n’avaient donc pas connaissance, comme nous aujourd’hui, de tous les éléments parus dans la presse), ce texte qui devait rester à usage interne a fuité sur un blog et suscité tollé et moqueries. Ses auteurs y reprennent en effet les poncifs traditionnels de la défense des agresseurs sexuels masculins. «Nous demandons à ce que le professeur Ronell bénéficie de la dignité qu’une personne de sa stature internationale et de sa réputation mérite», disait par exemple la lettre, comme si le prestige de l’accusée lui donnait droit à un traitement de faveur. Le courrier tombait aussi dans le panneau du victim blaming : «Certains d’entre nous connaissent l’individu qui a mené cette campagne sournoise contre elle.» Les auteurs de la lettre ont reconnu leur erreur, Judith Butler s’en est publiquement excusée. Dans un mail à Libération, l’historienne Joan Scott, signataire elle aussi du texte, s’en explique : «Le contexte avait à voir avec les abus qui ont suivi #MeToo. Ce mouvement a eu bien sûr des effets importants et positifs en exposant l’étendue de la culture du privilège masculin, mais il a aussi rendu difficile, sinon impossible, le respect des droits de l’accusé. Dans le climat actuel de #MeToo, les accusateurs ont tout le pouvoir.»

Aubaine

Pour les opposants à #MeToo (et plus généralement au féminisme, aux études de genre, aux théories queer…), l’aubaine est trop belle. En France aussi, les partisans de la «liberté d’importuner» ironisent, comme Peggy Sastre, signataire de la tribune parue dans le Monde au côté de Catherine Deneuve. «C’est bien gentil de s’émouvoir de l’irrespect des droits de la défense […] quand "un des siens" est touché, estime l’écrivaine sur le site du Figaro le 22 août. Maintenant que la révolution postmoderne mange ses petits, certains de ses architectes s’affolent.»

Si des féministes agressent des hommes, si leurs pairs les défendent avec des arguments qu’on pensait réservés aux masculinistes, #MeToo a-t-il encore un sens ? se demande-t-on dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Bien sûr que oui, et même plus que jamais, répond Josephine Livingstone dans le journal de gauche The New Republic. Pour elle, les réactions aux affaires Argento et Ronell ont servi à «clarifier, et non à brouiller, la nature de #MeToo». «La réaction de l’establishment académique aux infractions de Ronell a été une tentative de consolider le pouvoir de l’establishment», écrit-elle. Par contraste, «#MeToo est un mouvement ouvert, créé sur les réseaux sociaux par des personnes en conversation constante les unes avec les autres. Il n’est pas centralisé.» Et peut-être enfin adapté à penser les abus de pouvoir de tous (les) genres.

Sonya Faure

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