« Ces politiques anti-européennes » qui minent l’Union européenne

Qui cherche à comprendre le sens du référendum anglais sur le Brexit ne peut se contenter de dénoncer les risques du suffrage universel ou l’inaptitude au vote de personnes âgées et d’illettrés. Bien entendu, le « leave » a révélé les dysfonctionnements de certains mécanismes institutionnels.

Qu’une décision d’une telle importance ait été prise par une minorité (37 % du corps électoral !) est tout sauf un détail. Il est en outre largement discutable que l’adoption d’un traité international, sujet si lourd de conséquences, puisse être soumis à un référendum populaire.

La Constitution italienne (art. 75) a été sage d’exclure du champ référendaire les traités internationaux et les questions fiscales ou relevant du droit pénal. Toutefois, il faut être prêt à accepter l’avis du peuple dès lors qu’on le lui demande, même si le verdict des urnes vient déjouer les pronostics. C’est ça la démocratie !

« Leave » des exclus

Il existe une manière plus judicieuse d’interpréter le résultat du référendum : se demander si, par hasard, les électeurs n’ont pas voulu exprimer leur hostilité envers des dossiers en souffrance ou des orientations politiques. Si l’on adopte ce point de vue, plusieurs aspects se font jour, qui méritent réflexion. Par exemple, ce sont surtout les électeurs âgés, des campagnes ou des banlieues, autrement dit les franges les plus en difficulté, qui ont voté « leave ».

Cela laisse à penser que ce sont d’abord les politiques d’austérité que l’Europe impose depuis des années aux Etats membres, et qui n’ont produit que pauvreté et récession, qui étaient dans la ligne de mire du vote. Le « non » des Grecs au référendum de 2015 sur les mesures d’austérité imposées par la « troïka » était exactement du même acabit, même s’il n’en fut pas tenu compte. Le « leave » britannique ne peut pas être ainsi ignoré.

Il faut aussi se demander pourquoi le refus britannique l’a emporté avec une telle marge dans les campagnes. Sans doute une capitale-monde comme Londres a-t-elle trop de liens avec le continent pour vouloir s’en détacher. De la même manière, lorsqu’en France le projet de Constitution européenne avait été rejeté en 2005, l’écrasante majorité des électeurs de Paris l’avait approuvé. Mais les capitales ne font pas un pays : Paris n’est pas la France, et la Grande-Bretagne ne se résume pas à Londres.

Les paysans et les exclus britanniques se moquent bien des échanges Erasmus, de la libre circulation des personnes introduite par Schengen, de la London School of Economics et des cotutelles de doctorat. Les campagnes et les périphéries sont le ventre du pays et recèlent autant d’énergie qu’elles nourrissent de ressentiment, même si l’opinion publique (et le vote) qu’elles expriment peut ne pas s’avérer des plus raffinées.

Ce « leave » des exclus doit être interprété comme un rejet spécifique de la politique agricole de l’Union européenne (UE), pas seulement à cause des normes farfelues qu’elle promulgue sans cesse sur toute sorte de sujets, même les plus insignifiants (elle a récemment statué sur la taille de pêche des tellines !), mais pour des motifs d’une tout autre envergure.

L’UE, en effet, au lieu de protéger coûte que coûte les productions du continent, a autorisé à plusieurs occasions, et avec des résultats catastrophiques, l’importation de produits phares de l’agriculture européenne en provenance de pays extracommunautaires (par exemple, les huiles et les fruits du Maghreb).

Le Tafta entouré du plus grand secret

De telles politiques, objectivement anti-européennes, ne se limitent pas à la sphère agricole. Un traité aussi honni et détesté que le traité de libre-échange transatlantique entre l’UE et les Etats-Unis (Tafta) est à l’ordre du jour de la Commission ces dernières semaines. Il avance tel un ovni propulsé par une énergie mystérieuse : entouré du plus grand secret, on ne sait pas qui l’a rédigé et les élus ont interdiction de le recopier, de l’étudier au calme ou même de prendre des notes !

De nombreux hommes politiques européens ont toutefois manifesté par avance une sympathie de principe, ignorant (ou feignant d’ignorer) les protestations qu’il soulève un peu partout sur le continent. Cecilia Malmström, commissaire européenne au commerce, aura du mal à faire oublier ses propos proférés en octobre 2015 en réponse à une question sur les mouvements d’opposition au Tafta : « Je ne reçois pas mon mandat du peuple européen. »

Cette réponse inadmissible illustre de manière spectaculaire une autre de ces aberrations auxquelles le « leave » anglais a infligé un rude camouflet. Je fais allusion au fait que, au sein de la machine communautaire, la composante élue par le peuple (le Parlement) coûte cher et ne compte guère, puisque la majorité, sinon la totalité, des décisions qui deviennent ensuite impératives sont prises par la Commission ou, pire, par la fine fleur de la bureaucratie à 28 étoiles. En d’autres termes, bien qu’elle soit présentée comme un corps d’élus du peuple, l’UE est désormais, de toute évidence, un cénacle de « grands pontes » dont les membres se cooptent. Et les électeurs ne sont pas conviés au bal.

Cet état de fait est symbolisé par Jean-Claude Juncker. Sa formidable carrière d’oligarque international, qui se dérobe systématiquement à l’opinion des électeurs, pourrait faire l’objet d’un film dans le genre du Loup de Wall Street. Dit simplement, la souveraineté du peuple à l’égard de l’Union est limitée. De tels faits ont sûrement pesé sur le vote britannique, qui signale que l’UE n’est pas là pour nous défendre de façon énergique contre les effets de la globalisation (face auxquels l’Europe est relativement fragile) mais se fait plutôt le valet du capital international et des banques.

Le référendum britannique annonce en somme qu’une limite a été franchie. Plusieurs limites, même. Nul besoin de lire chaque jour le Financial Times pour savoir, comprendre ou au moins soupçonner ces choses, même dans les campagnes britanniques les plus reculées. Aujourd’hui, l’opinion publique se forme à travers mille canaux difficiles à recenser, mais qui touchent même les personnes les moins dotées de ressources culturelles.

Le député (LR) de Haute-Marne François Cornut-Gentille a rappelé qu’aujourd’hui de nouveaux groupes matériellement « invisibles » (qu’il appelle « marques ») peuvent, grâce aux médias, lancer à tout moment des revendications et former l’opinion. Le fait de les avoir ignorés est l’une des nombreuses responsabilités de David Cameron, mais les leaders européens se trompent à leur tour lourdement s’ils croient que les citoyens sont encore corvéables à merci.

Réorienter les lignes politiques

Naturellement, le filon jamais tari du nationalisme britannique, qui se manifeste par un incorrigible sentiment de supériorité et de différence, a lourdement pesé sur le résultat. Il est inévitable qu’une domination mondiale qui a duré des siècles laisse des traces profondes dans les mentalités autochtones, même instruites.

Il est également inévitable qu’elle influe sur les choix de la classe politique : entré dans l’Union quinze années après sa création, le Royaume-Uni a ainsi réclamé et négocié continuellement des conditions d’exception. Rien de bien méchant jusque-là. Mais quand cette autoperception de supériorité isolée, chatouillée par une campagne électorale particulièrement âpre et sulfureuse, commence à dégénérer en manifestations racistes, le temps se gâte.

C’est ce qui se passe depuis plusieurs jours dans l’île, avec une nouveauté déconcertante : les agressions et les menaces ne visent plus seulement les ressortissants extracommunautaires, mais aussi les immigrés des pays de l’UE, comme les Polonais. Ce comportement est l’expression déliquescente de la « peur des barbares », autrement dit, du grand flux migratoire qui met la Manche sous pression.

Le Brexit risque donc de susciter, voire de créer, des esprits de différence, autrement dit des velléités de séparatisme dans d’autres pays. L’Ecosse fait déjà résonner les premiers roulements de tambours (et pas sur sa droite), l’Irlande du Nord s’y est mise dans la foulée et d’autres « patries » européennes sont en ébullition.

Le retrait anglais contient donc un large catalogue de thématiques urgentes et de mises en garde inquiétantes : pour l’UE, l’obligation de repenser en profondeur les rapports entre ses « grands pontes » et la base des citoyens, et réorienter certaines de ses lignes politiques fondamentales ; pour la Grande-Bretagne, une fois le choc encaissé, l’obligation de combattre la dégénérescence du nationalisme en racisme et de se préparer à devenir une « Petite-Bretagne » ; pour tous les pays membres, l’obligation de comprendre et de gouverner les velléités de séparatisme et de stimuler les réformes de l’Union.

Vaste programme ! Certes, mais l’inspiration peut justement venir des capitales, qui sont non seulement des grandes villes mais dans bien des cas des villes-monde. Les maires de Londres et de Paris l’ont compris, qui sont en train (je l’ai lu avec admiration) d’étudier des structures de liaison et des formes de collaboration pour compenser, au moins en partie les dégâts, de cette pernicieuse scission. L’UE est clairement parvenue à un tournant de son histoire. Ne peut-on imaginer qu’elle reparte de ses grandes villes ? (Traduit de l’italien par Nicolas Gallet)

Raffaele Simone est professeur émérite de linguistique à l’université Roma Tre. Il est l’auteur d’essais sur la modernité culturelle et politique, dont Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? (2010), Pris dans la toile. L’Esprit aux temps du Web (2012), tous deux chez Gallimard. Cette année, il publiera chez ce même éditeur Si la démocratie fait faillite.

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