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C’est la colo qui fait l’ado (2/6)

C’est la colo qui fait l’ado

Au moment où vous lisez cet article, votre pré-ado est peut-être assis sur la banquette d’un autocar ou dans le carré à quatre sièges d’un TGV, la boule au ventre et l’angoisse de ne pas se faire d’amis, filant droit sur le chemin d’«une parenthèse extraordinaire». Cette expression emplie de nostalgie heureuse est celle d’Olivier Yken, professionnel de l’animation et directeur de séjour de vacances. «La colonie, c’est l’apprentissage du vivre ensemble : on quitte sa famille, on sort du confort parental, témoigne l’animateur, vingt ans de métier.C’est une expérience existentielle.»

Quiconque est parti en camp de vacances au milieu de l’été étant petit garde en lui des souvenirs indélébiles de son séjour. Parce qu’il «sort du quotidien», ce rite de l’enfance «s’ancre dans la mémoire» de l’adulte pour le meilleur, et parfois pour le pire, souligne la sociologue Aude Kerivel, également chercheuse au laboratoire universitaire VIPS2 (Violences, Innovations, Politiques, Socialisations et Sports) et ancienne monitrice de colo.

Temps longs et brefs

Courte période bien découpée entre un début, un milieu et une fin, la colo est vécue comme un élargissement du temps dont on dispose pourtant de moins en moins dans des sociétés de l’«accélération». Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, dans Accélération. Une critique sociale du temps (2010), distingue les temps longs et brefs de la vie d’un individu. Un temps long, dit-il, peut être raconté de manière brève et inversement. Cette distinction permet d’établir à quel point une expérience marque une personne dans sa construction psychique. «La colo, c’est ce temps bref à l’échelle d’une vie, voire d’une année scolaire, et qui pourtant, lorsqu’on la raconte, donne lieu à des récits longs», explique Aude Kerivel.

Partir en colonie de vacances, c’est aussi sortir prématurément de l’enfance, période de passivité à surmonter souvent marquée par l’interdiction et la dépendance aux parents. Et, en même temps, c’est un état d’innocence dans lequel on n’a pas à décider de tout. «C’est particulièrement extraordinaire à l’adolescence car la vie est normalement rythmée par les normes et la hiérarchie familiale et scolaire, avec des rôles subis», poursuit la sociologue. En colo, pas de bulletin de notes, pas de premier ni de dernier de la classe. Les compteurs sont remis à zéro. L’expérience matérialise tout un répertoire conceptuel de l’interactionnisme symbolique, courant sociologique d’origine américaine fondé sur l’idée que la société est le produit des interactions entre les individus davantage que des déterminations. Pour l’interactionnisme, la personne est active, elle agit avec les éléments sociaux.

En colo, pour les plus jeunes comme les animateurs, la mise en scène de la vie quotidienne, pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage du sociologue Erving Goffman, figure de l’interactionnisme symbolique américain, offre l’opportunité de s’attribuer un nouveau rôle. «Dans la colo, où au départ personne ne se connaît, chacun peut rejouer un jeu identitaire», ajoute Aude Kerivel. «C’est le théâtre social de Goffman avec une plus grande marge de manœuvre, complète le sociologue et anthropologue David Le Breton. Une scène où là l’imagination joue un rôle plus considérable qu’en temps normal, une improvision sur un thème de jazz !» Preuve que l’expérience laisse des traces, le chercheur spécialiste de la représentation sociale se rappelle y avoir vécu ses premières sensations de marcheur. Pratique à laquelle le sociologue consacrera deux livres des décennies plus tard : Eloge de la marche (Métaillé, 2000) et Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur (Métaillé, 2012).

Cette possibilité de se présenter de la manière qu’on souhaite permet de se libérer de la personne morale, pour parler comme Emile Durkheim ou Emmanuel Kant. En colo, on transgresse les règles dès que les moniteurs ont le dos tourné et sans que cela n’ait de conséquences. «La déviance peut même permettre d’être valorisé, la transgression est constructive», précise David Le Breton. «Pour les jeunes, prendre des initiatives, c’est jouer avec le cadre de règles de vie et potentiellement transgresser les règles édictées, écrivent les sociologues Yaëlle Amsellem-Mainguy et Aurélia Mardon dans une enquête sur la socialisation des jeunes en colonie de vacances. C’est aussi parce qu’on transgresse ces règles de vie que l’événement devient marquant.»

Rien de plus précis que ces souvenirs de colonie… Ces activités en plein air, ces vaisselles à la main, ces lessives collectives, ces veillées et ces boums de fin de séjour. Contrairement aux vacances familiales sans espoir de rencontres, les colonies facilitent les premiers émois amoureux. Premier flirt, premier slow, premier baiser et premiers râteaux… L’amour est souvent platonique et codifié par les normes de socialité. «Le premier baiser est et doit être publicisé pour que les individus tirent le bénéfice identitaire de ce passage à l’acte, ont observé Yaëlle Amsellem-Mainguy et Aurélia Mardon. La reconnaissance passe par sa visibilité et surtout par sa médiatisation auprès des proches.»

Une France d’antan

Mais si la colo marque la mémoire individuelle, elle est aussi une mémoire collective nationale à elle seule. Un pan de l’histoire de l’éducation populaire à l’état d’esprit particulier associé à l’image d’une France d’antan. Cette histoire est contée par Laura Lee Downs, directrice d’études au Centre de recherches historiques (CRH) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), et auteure d’une Histoire des colonies de vacances, de 1880 à nos jours (Perrin, 2009). Elle débute pendant la IIIe République sous l’impulsion d’Edmond Cottinet, poète et philanthrope protestant.

La raison d’être de ces colonies est celle de l’hygiénisme social et de la lutte contre les maladies des plus jeunes dans les milieux populaires. A partir des années 30, les camps de vacances se généralisent jusqu’à devenir une institution incontournable du champ social. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, plus de 200 000 enfants partent en colonie de vacances. Le nombre de départs dépassera les quatre millions dans les années 60. Machine à initier à la vie collective et à fabriquer de la fraternité républicaine idéale, son âge d’or remonte au Front populaire et s’étend jusqu’aux années 80. Période de mise en route du rouleau compresseur néolibéral et de la multiplication des séjours thématiques trop chers pour continuer à brasser les milieux populaires et aisés. «Les années 80 sont ainsi marquées par la disparition progressive des colonies généralistes accessibles à tous, tandis que se développent les colos d’astronomie, ski, poney, anglais, danse, théâtre, orchestre, rafting, surf…» constatent les sociologues Magali Bacou et Yves Raibaud dans le journal du CNRS. Et même si les séjours d’été n’ont aujourd’hui plus rien à voir avec l’image d’Epinal des centres d’accueil d’avant-guerre, les «jolies colonies de vacances» que chantait Pierre Perret en 1966, leur mythe perdure dans la «mémoire collective» au sens que lui donne le sociologue Maurice Halbwachs dans la Mémoire collective (1950). Ce classique de la sociologie analyse la façon dont les membres d’une communauté produisent et partagent un imaginaire commun. D’un concept s’inscrivant dans la culture d’un groupe, des vacances populaires pour tous les petits Français, est née une mythologie partagée de la colonie. Son image perdure par delà ses intentions initiales. «Le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses», écrit Roland Barthes dans un texte pour son recueil des Mythologies, paru en 1957.

Le mythe

Quelle meilleure démonstration de la force du mythe que le carton commercial cinématographique de l’été 2006 de Nos Jours heureux d’Eric Toledano et Olivier Nakache : près de 1,5 million d’entrées en salles pour voir Jean-Paul Rouve y interpréter Vincent Rousseau, un directeur de colonie de vacances en proie à toutes les tribulations qu’entraîne sa fonction. Avec au rendez-vous tous les ingrédients du mythe sublimé de la colonie : des parents stressés à la gare, des enfants ingérables (la fille victimisée, l’intello romantique qui s’initie à la guitare…), des monos plus ou moins professionnels (le timide et le beau gosse), des activités à organiser et même la visite de contrôle inopinée du ministère de la Jeunesse et des Sports. Sans oublier le feu de camp de fin de séjour sur fond de Long Train Runnin’ des Doobie Brothers…

Mais en ce tout début de mois d’août, votre ado prépubère n’en est peut-être pas encore là…

Simon Blin

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