C'est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s'effondrer

Parler de "société du risque mondialisé", c'est parler d'une époque au sein de laquelle la face obscure du progrès détermine de plus en plus les controverses sociales. Que les plus grands dangers viennent de nous n'a d'abord été une évidence pour personne, et on l'a contesté ; or c'est un fait qui est en train de devenir la force motrice de la politique. Les dangers nucléaires, le changement climatique, la crise financière, le 11-Septembre, etc. Tout cela s'est produit conformément au scénario que je décrivais il y a vingt-cinq ans, avant même la catastrophe de Tchernobyl.

A la différence des risques industriels des époques passées, ceux d'aujourd'hui ne connaissent pas de limites, qu'elles soient géographiques, temporelles ou sociales ; aucune des règles en vigueur ne permet de les imputer à quiconque, tant en termes de causalité que de faute ou de responsabilité ; enfin ils ne peuvent être ni compensés, ni assurés. Là où les assurances privées renoncent à protéger – et c'est le cas pour l'énergie nucléaire comme pour les nouvelles technologies génétiques – la frontière entre risques calculables et dangers incalculables ne cesse d'être franchie. Produits par l'industrie, ces dangers potentiels sont en outre externalisés par l'économie, individualisés par le droit, légitimés par la technologie et minimisés par les politiques. Bref : le système de réglementation qui doit assurer le contrôle "rationnel" de ces potentiels d'autodestruction en marche vaut ce que vaut un frein de bicyclette sur un jumbo-jet.

Mais ne faut-il pas distinguer Fukushima de Tchernobyl ? Les événements qui se déroulent au Japon sont en effet issus d'une catastrophe naturelle et le potentiel de destruction qui y est à l'œuvre n'est pas la conséquence d'une décision humaine, mais d'un tremblement de terre et d'un tsunami.

DES RISQUES LIÉS À LA DÉCISION

La notion de "catastrophe naturelle" permet en effet d'indiquer ce qui n'a pas été causé par l'homme et dont il ne saurait être tenu, par conséquent, pour responsable. N'est-ce pas là toutefois une vision qui appartient aux siècles passés ? En lui-même, ce concept est déjà faux, puisque la nature ne connaît pas de "catastrophes", tout au plus des processus soudains de transformation. Des transformations telles qu'un tremblement de terre ou un tsunami ne deviennent des "catastrophes" qu'en référence à la civilisation humaine. Par ailleurs, la décision de construire des centrales nucléaires sur des zones sismiques n'est sûrement pas un événement naturel – c'est une décision politique qu'il a fallu justifier en tenant compte des exigences de sécurité dues aux citoyens, et qu'il a fallu imposer à ceux qui s'y opposaient. En ce qui concerne non seulement la construction des usines nucléaires, mais également celle des immeubles de grande hauteur, et même le plan d'urbanisme dans son ensemble s'agissant d'une métropole internationale comme Tokyo (ce qui n'exclut pas les villes plus petites), les prétendues "catastrophes naturelles" se transforment en risques liés à la décision ; ceux-ci sont donc – au moins en principe – imputables à des décideurs. Ce que l'actualité japonaise permet de bien percevoir c'est à quel point ce qui est imputable à la nature et ce qui l'est à la technique et aux compétences humaines sont directement enchevêtrés l'un à l'autre.

De manière très générale : on parle de "catastrophes naturelles" et de "dangers pour l'environnement" à un moment de l'histoire où n'existe précisément plus quelque chose comme une "pure nature" que l'on pourrait opposer à la technique et à la société. Ce que l'un – disons l'industrie chimique – pollue et que l'on appelle alors "environnement" est tout bonnement ce que l'autre – disons l'agriculture, le tourisme ou la pêche – a à offrir sur le marché.

L'industrie nucléaire a appris quelque chose du mouvement écologiste : dans la course au refoulement des risques majeurs, on peut ne plus nier le "risque résiduel" – et on s'emploie à gagner un coup d'avance en noircissant les solutions concurrentes. Dans la surenchère des apocalypses possibles, la mise en scène publique des risques donne lieu à un jeu différé : plus je noircis le concurrent et plus j'éclaircis du même coup ma propre noirceur – jusqu'à la faire blancheur. C'est ainsi, paradoxalement, que l'aggravation du changement climatique a ouvert de nouveaux marchés mondiaux aux centrales nucléaires.

La réponse aux risques modernes se trouvait dans l'assurance comme "technologie morale" (François Ewald). Nous pouvions ne plus être nécessairement asservis à la providence et aux coups du destin. Le rapport à la nature, au monde et à Dieu changeait : désormais, nous étions responsables de notre propre malheur, tout en disposant en principe des moyens d'en compenser les conséquences. C'est ainsi en tout cas qu'a fonctionné le mythe de la "vie assurée", triomphant depuis le XVIIIe siècle dans tous les domaines.

Il a réussi effectivement à faire que les anciens risques de l'époque industrielle ont été l'objet d'un consensus du fait qu'ils reposaient sur une sorte de suivi de précaution (incendie, assurance, prises en charge psychologique, médicale, etc.). Or si nous sommes choqués à la vue des images de désolation qui nous viennent du Japon, cela tient aussi à l'intuition, entre chiens et loups, dont elles s'accompagnent : il n'existe aujourd'hui aucune institution, ni réelle ni même simplement concevable, qui soit préparée au "plus grand accident raisonnablement prévisible", aucune institution, par conséquent, qui puisse, à cette fin des fins, garantir l'ordre social et la constitution culturelle et politique.

Bien des acteurs, en revanche, se spécialisent dans le déni du danger, désormais possible. En effet à la sécurité par le suivi de précaution s'est substitué le dogme sacré de l'infaillibilité. Chaque pays – en particulier naturellement la France, l'expert nucléaire Sarkozy sait bien cela – a le parc de centrales le plus sûr du monde ! Les gardiennes du dogme, ce sont la science et l'économie nucléaires, celles-là mêmes que l'on vient de prendre, sous les feux de l'espace public mondial, en flagrant délit d'erreur. A l'époque des événements de Tchernobyl (1986), Franz-Josef Strauss prétendait que seuls les réacteurs nucléaires "communistes" étaient susceptibles d'exploser – sous-entendu : l'Occident capitaliste développé dispose de centrales beaucoup plus sûres. Mais les avaries d'aujourd'hui se sont produites au Japon, pays high-tech, qui passe pour le mieux équipé et le plus sécurisé possible. La fiction selon laquelle, en Occident, nous baignerions dans la sécurité, a vécu. La simple question : "Que se passerait-il, si jamais…?" tombe dans le vide d'une absence de précaution. Aussi la stabilité politique dans les sociétés du risque ne tient-elle qu'à cette autre stabilité : se donner des raisons de ne pas envisager le problème.

En tout cas, ce mythe de la sécurité de la rationalité technique est en train d'exploser aux yeux du monde entier, dans toutes les salles de séjour, avec les événements dramatiques de Fukushima. Quelle signification peut donc encore avoir une sécurité fondée sur la probabilité – et avec elle une analyse du risque fondée sur la technique et les sciences de la nature – quand il s'agit d'estimer l'accident le plus grave rationnellement prévisible, quand sa survenue laissera bien sûr la théorie intacte, mais aura annihilé toute vie ? Ce qui conduit à cette autre question : à quoi bon un système juridique qui réglemente dans le moindre détail les petits risques techniquement négociables, mais use de son autorité pour légaliser et faire supporter comme "risque résiduel" acceptable des dangers majeurs qui menacent la vie de tous ?

C'est à la "girouette de l'atome" – figure assez bien incarnée par la chancelière Angela Merkel – qu'on appréciera le dilemme d'une politique pro-nucléaire. Comment une autorité politique peut-elle se maintenir quand il lui faut aller au devant de la conscience que ses électeurs ont des dangers en leur tenant des propos énergiques sur leur sécurité, et se mettre du même coup en situation permanente d'accusée virtuelle possible, sa crédibilité dans son ensemble étant remise en cause au moindre signe de catastrophe ?

Que ce qu'il reste d'espoir au Japon réside précisément dans l'intervention des "forces d'autodéfense", chargées de se substituer à un système de refroidissement défaillant en larguant de l'eau de mer depuis des hélicoptères, est plus qu'ironique – auto-défense ou défense contre soi-même ? Hiroshima fut effroyable – l'horreur absolue. Mais du moins était-ce l'ennemi qui avait frappé. Que se passe-t-il quand l'effroi provient de la zone productive de la société – et non de militaires ? Ceux qui mettent aujourd'hui la nation en péril, ce sont les garants du droit, de l'ordre, de la rationalité, de la démocratie elle-même. Quelle politique industrielle aurait-il fallu défendre, si le vent porteur du dernier espoir avait tourné et si Tokyo avait été contaminée ? A quelle crise de la technologie, de la démocratie, de la raison, de la société faudrait-il nous attendre ?

Certains se plaignent de ce que les images traumatisantes qui nous viennent du Japon produiraient de fausses peurs et joueraient d'une "pseudo-science" de l'empathie. Mais c'est méconnaître avec une totale naïveté la dynamique politique inhérente au potentiel – généralement sous-estimé – d'autodestruction du capitalisme industriel triomphant. Bien des dangers – à l'exemple même des radiations nucléaires – sont en effet invisibles ; ils se dérobent à la perception quotidienne. Il s'ensuit que la destruction comme la protestation ne sont donc exprimables qu'au moyen de symboles. Le citoyen de base, qui, eu égard à des menaces échappant de toute façon aux sens, est culturellement dépourvu d'yeux, peut devenir "voyant" grâce aux images télévisées.

La question de savoir s'il peut exister un sujet révolutionnaire capable de renverser le rapport de forces qui conduit à définir la politique du risque est une question qui tourne à vide (qui définit ce qu'est un risque sérieux et ce qui ne l'est pas ? Sur la base de quelles hypothèses cognitives ?). Les mouvements anti-nucléaires, la médiatisation des interventions critiques dans la sphère publique, etc., tout cela ne peut enclencher un retournement de la politique nucléaire – ils n'y parviendront pas en tout cas avec leurs seuls moyens. En fin de compte, s'il existe un contre-pouvoir nucléaire, ce n'est pas tant du côté des manifestants qui bloquent les transports de combustible qu'il faut le rechercher. Le fer de lance de l'opposition à l'énergie nucléaire réside… dans l'industrie nucléaire elle-même.

Le mythe de la sécurité est en train de se consumer dans les images de catastrophes dont les exploitants nucléaires avaient catégoriquement exclu la possibilité. S'il est entendu, justifié, que les gardiens de la rationalité et de l'ordre légalisent et normalisent la mise en danger de la vie, alors les milieux bureaucratiques de la sécurité promise ont beaucoup de soucis à se faire. Il n'est pas faux, dès lors, de dire qu'à la question du "sujet politique" dans la société de classes correspond, dans la société du risque, la question de la "réflexivité politique".

Ce serait cependant une erreur d'en conclure que les Lumières sont entrées dans une nouvelle phase dont l'Histoire, dans sa grande charité, nous ferait l'offrande. On peut aussi préférer estimer, tout au contraire, que la perspective ici esquissée évoque le stratagème de marins qui voudraient évacuer l'eau qui envahit leur navire en perçant un trou au fond de la cale.

Ulrich Beck, sociologue allemand. Traduction Christian Bouchindhomme.

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