Cet euro fort qui protège nos déficits !

Depuis la crise financière de 2008, les parangons de la monnaie unique clament à l'unisson pour s'extasier du rôle éminent de ce bouclier que constituerait l'euro face à la dure réalité internationale. Non seulement la monnaie unique aurait empêché les dévaluations désastreuses, mais elle serait aussi notre plus sûr atout quant au maintien de notre pouvoir d'achat. Pourtant, ce discours quelque peu convenu sur les avantages supposés de l'euro mord de moins en moins sur une réalité qui lui échappe.

Prenons ensemble quelques exemples précis pour essayer de démonter ce discours. Tout d'abord, ce qui serait bon pour l'Europe - un euro fort - n'est curieusement pas appliqué par les deux autres puissances commerciales dominantes, à savoir les Etats-Unis et la Chine. Ces deux pays n'ont jamais fait de la valeur de leur monnaie sur le marché international l'un des objectifs de leur politique. Leurs monnaies restent un instrument au service d'une politique économique. Sa valeur n'est pas regardée comme étant un attribut de la puissance mais comme un instrument d'une politique qui commande parfois sa hausse mais également sa baisse. Depuis une vingtaine d'année, le dollar fait le yoyo sur les marchés au gré des intérêts des Etats-Unis. Le Yuan demeure à un niveau très bas, ce qui favorise le développement du commerce extérieur chinois, même si les coûts des matières premières importées sont renchéris. Dans les faits, il n'y a que la valeur de l'euro qui soit relativement stable depuis sa création et dont le niveau et la rigidité soient investis d'une telle symbolique de puissance.

L'EURO FORT PÉNALISE LA CROISSANCE DE L'ACTIVITÉ EN EUROPE

Pourtant, on ne peut pas dire que depuis 1999, la vitalité de l'économie européenne de la zone euro soit au rendez-vous. Pire, le niveau élevé de la monnaie commune pénalise sensiblement la croissance de l'activité sur le continent européen. Or, l'Europe aurait besoin d'activité pour combler ses déficits. Hélas, l'euro fort constitue un bouclier très efficace pour empêcher toute relance de l'activité en Europe. Comment en effet continuer à produire européen lorsque l'on part avec un handicap monétaire de cette taille sur le marché international ? Mieux vaut produire hors zone euro pour finir par vendre dans la zone euro comme le pratiquent maintenant la plupart des grands groupes européens. Dans un tel contexte financier, seuls les Allemands arrivent encore à dégager des excédents commerciaux. Mais ce succès ne doit pas faire illusion. La production allemande se situe sur des segments bien précis (les biens de production) où la compétitivité-prix est moins importante que la qualité. La grande spécialité de l'Allemagne (l'exportation de machines-outils) se nourrit des délocalisations rapides de l'industrie européenne qui ne représente plus, dans certains pays, que 15 % du produit intérieur brut. Mais jusqu'à quand ?

Les entreprises de biens et de services, qu'elles soient européennes ou étrangères, ont d'ailleurs bien compris où se situaient leurs intérêts : pourquoi continuer à produire dans l'Euroland ? Ne vaut-il pas mieux produire dans les zones à bas coûts de main d'œuvre et à normes règlementaires - environnementales et sociales - peu contraignantes pour vendre ensuite dans les pays à haut revenu, en empochant au passage une marge substantielle ? Plus de la moitié du commerce mondial concerne ce type de transaction dont des constructeurs automobiles comme Renault se sont fait une spécialité. Dans le même temps, s'enclenche la spirale des déficits en Europe : n'ayant plus assez d'activité, l'indemnisation du chômage pèse, les cotisations sociales ne rentrent plus dans les caisses, l'impôt se fait rare et les retraites ne sont plus financées. On en arrive alors à l'absurdité de vouloir allonger la durée du temps de travail alors que le taux de chômage flirte avec les 10 %. De peur que le système se grippe, de guerre lasse, on favorise la consommation par les déficits publics, crise financière oblige, afin d'essayer de récupérer un peu de TVA. Mais, ce type de relance favorise la consommation de produits importés. L'appareil de production européen de biens de consommation demeure incapable de s'aligner sur le coût de revient des pays à faible coût de main-d'œuvre, à monnaie faible, et sans normes environnementales. L'assiette de l'impôt et l'assiette des cotisations sociales se rétrécissent encore. Les déficits explosent.

Enfin, l'euro devait être un formidable moyen de rendre les économies européennes convergentes. On s'aperçoit, dix ans plus tard, qu'il n'en est rien. La Grèce croule sous la dette et l'économie informelle défiscalisée. La France perd ses emplois. L'Allemagne pratique la compression de sa demande intérieure pour mieux protéger en solo ses exportations.
Alors oui, il faut bien dire que l'euro pèse depuis 2002 sur nos déficits et qu'on serait bien avisé de songer à changer de politique.

Stéphane Madaule, essayiste et maître de conférences à Sciences Po Paris.